Communications aux colloques
Communications aux colloques
L'évolution des cultes villageois au Vietnam dans leurs rapports avec le pouvoir
L'évolution des cultes villageois au Vietnam dans leurs rapports avec le pouvoir
Communication
faite à EUROVIET III, Amsterdam, 2-4 juillet 1997.
Introduction
Les
pratiques cultuelles issues de l'esprit religieux et des rapports au
sacré sont indissociables de la réalité sociale,
économique, historique et politique dans laquelle baigne la
communauté humaine qui les a ritualisées. S’interroger
sur ces pratiques revient alors à s'interroger sur leur
contexte et leurs rapports aux réalités vivantes et
imaginaires. Toute investigation dans ce domaine renvoie à
l’éternelle question : « Pourquoi l’être
humain a-t-il besoin, pour exister, d’un monde surnaturel
chargé de symboles et d’imaginations ? » En
ce qui nous concerne, notre intérêt va aux cultes rendus
aux génies tutélaires et plus particulièrement à
ceux qui « posent problème » aux yeux
des autorités. Loin de nous le projet d’un voyeurisme
intellectuel, en nous plongeant dans ce courant certes turbulent mais
qui, à notre avis, reflète assez bien les rapports
entre la communauté villageoise et les pressions de
l’environnement, soient-elles idéologiques ou morales,
sociales ou coutumières. La nature de ces rapports détermine
la stratégie de survie des cultes sous une forme ou sous une
autre, habillés en mythes ou accaparés par le pouvoir,
puis saupoudrés par lui d’éléments
patriotiques pour les métamorphoser en événements
de l’historicité nationale.
Dans
le même ordre d’idées, nous essayons de remonter à
l’origine étymologique des mots ou des expressions, qui
pourrait apporter un éclairage si l’on parvient à
la localiser dans l’espace et dans le temps, car l’histoire
des mots est toujours riche d’enseignements sur l’époque
et le contexte dans lesquels ils ont été forgés.
Cette piste fut ouverte au Vietnam dans les années 1950 par
Phan Khôi qui, dans une série de trois articles, fit ses
preuves. Son argumentation percutante remet en cause, voire balaie
nombre d’idées tenues pour acquises et véhiculées
par l’histoire et l’anthropologie vietnamiennes. Par
exemple, l’existence énigmatique des rois Hùng
1,
que l’histoire officielle continue à mythifier, ne
résiste pas à sa logique analytique, et l’organisation
sociale de type matrilinéaire qui a précédé
dans la société vietnamienne celle de type
patrilinéaire est bien démontrée dans ses
travaux. Or c’est justement l’existence de la société
matrilinéaire dans l’ancien Vietnam qui contredit voire
interdit l’existence des rois Hùng. Les premiers
personnages
historiques du Vietnam ne sont-ils pas les deux
soeurs Trưng suivies de la Dame Triệu ? On apprend
également, à travers ces incursions dans le temps, que
les Vietnamiens s’appelaient
Keo ce qu’ils ont
eux-mêmes complètement oublié à quelques
exceptions près, alors que les Laotiens continuent, certes
avec une connotation péjorative à les appeler ainsi.
2
L'observateur
soucieux de l’évolution de la société
vietnamienne, qu’il soit ou non exempt d’arrière-pensées,
peut être traversé par toute une série de
questions. Quelles sont les raisons qui ont favorisé le retour
aux cultes populaires dont la célébration a l’allure
d’un spectacle somptueux et haut en couleurs ? L'ouverture
économique prônée et mise en route depuis la fin
des années 80 va-t-elle de pair avec ce bond dans le passé,
cette renaissance des traditions qu'on croyait abolies ou oubliées
? Quelle place occupent ces cultes dans la vie sociale vietnamienne
d'aujourd'hui ? Quel sens faut-il leur donner ? S’agit-il d’un
besoin existentiel ou d’une opportunité ? Quelle est
l'attitude du pouvoir, autrement dit du Parti, devant ces phénomènes
de société ?
C'est
pour tenter de répondre ou plus modestement d'apporter
quelques éléments de réponse à ces
questions, que nous avons effectué pendant l'hiver 96-97 une
enquête dans des villages situés dans un rayon de 20 à
100 kilomètres autour de Hanoi. Il s'agissait plutôt de
l'exploration d'un sujet complexe faisant partie des « secteurs
dits lents », si l’on se réfère aux
travaux de l’anthropologue Georges Balandier
3
que d'une étude approfondie en la matière, qui aurait
demandé beaucoup plus de temps et de moyens que ceux dont nous
avons disposé.
L'essor
des fêtes et des cultes ou le retour aux traditions peuvent se
mesurer, entre autres manifestations, à la publication ces
dernières années à Hanoi d’un certain
nombre d’ouvrages consacrés à cette question,
sans parler de nombreux articles parus dans divers journaux et
revues. On dénombre une quinzaine de titres dont deux actes de
colloque
4.
Il serait fastidieux de faire une étude critique de tous ces
ouvrages dont la valeur scientifique reste très inégale
d'un titre à l'autre. Notons simplement que trois d'entre eux
abordent avec le plus de sérieux possible le personnage
légendaire et sans doute réel de la déesse Liễu
Hạnh
5
que pour plusieurs raisons, nous nommons « Déesse
Rouge »
6.
Malgré la profusion de cette littérature, on constate à
de rares exceptions près, une faiblesse commune à ces
écrits : l’absence de réflexion théorique
et de vision globale. Cette triste réalité a révolté
plus d’un, et particulièrement Đặng Văn
Lung, spécialiste de la culture populaire, qui regrette que le
folklore soit fractionné pour une simple raison d’habitude
: « On ne peut faire confiance à cette méthode
de travail qui ne voit que l’arbre sans voir la forêt. »
7
Cette situation est sans équivoque le résultat des
décennies d’isolement qui, d’une part, ont
cantonné l’intellectuel vietnamien dans un univers
dépourvu d’ouverture vers le monde extérieur, et
d’autre part l’ont canalisé vers un schéma
de pensée refoulant toute expression critique
8.
Pour ne citer que quelques faits parmi d’autres, on peut
constater l’absence de traductions des oeuvres majeures
occidentales traitant de la réflexion théorique dans
ces domaines, le manque d’outils de travail tel un dictionnaire
du vocabulaire scientifique, la difficulté à trouver
des mots équivalents en vietnamien pour traduire avec
précision certains termes ou concepts utilisés
couramment dans la littérature occidentale.
Et
pour terminer, cette enquête relève d’un triple
défi : défi de remonter le temps, de surmonter les
susceptibilités, et enfin de démontrer les nécessaires
articulations du monde vivant et des représentations
symboliques et imaginaires. Bref, les rapports au sacré qui
caractérisent toutes sociétés humaines, quelles
qu’elles soient. A nous enquêteurs d’interroger les
sources, de déterrer les secrets et d’éclairer
les mystères avant qu’ils ne se retrouvent peut-être
enfouis pour toujours, perdus sous les déblais du monde
moderne qui pèse de tout son poids sur l’être
social.
Notes :
1.
Même nos paysans se posent des
questions sur la longévité des 18 rois Hùng,
qui auraient régné sur une période de plus de
deux mille ans avant notre ère, soit en moyenne plus de cent
ans chacun.
2. Phan Khôi, "Thử tìm sử liệu Việt Nam trong ngữ ngôn",
(A la recherche des sources historiques du Vietnam dans la langue),
Văn Sử Địa
, n° 1-2-3, 1954.
3.
Balandier G.,
Le détour.
Pouvoir et modernité,
Paris, Fayard, 1985, p. 168.
4.
Lễ hội truyền thống trong đời sống xã hội hiện đại (Les fêtes et les rites
traditionnels dans la vie sociale moderne), Hanoi, Ed. des Sciences
sociales, 1994, 314p., avec les subventions de la Fondation Toyota.
Hội nghị hội thảo về lễ hội
(Congrès sur les fêtes et les rites), Hanoi, ministère
de la Culture, 1993, 245 p.
5.
Đạo Mẫu ở Việt Nam (Le culte de la Mère au Vietnam), ouvrage
collectif dirigé par Ngô Đức Thịnh, Hanoi, Ed. Culture et Information, 2 vol., 1966, 334 p. et 294 p.
- Đặng Văn Lung,
Mẫu Liễu đời và đạo (La déesse
Mère Liễu Hạnh - Sa vie et ses cultes), Hanoi,
Ed. Culture nationale, 136 p., 1995 ;
,
Tam toà Thánh Mẫu
(Les trois déesse Mères), Hanoi, Ed. Culture
nationale, 121 p., 1991.
6.
Cette
déesse mérite à elle seule un article entier
que nous projetons de faire prochainement. Aussi nous
contentons-nous d’évoquer fugitivement ce
« personnage ».
7.
Đặng Văn Lung,
Tam toà Thánh Mẫu,
op. cit., p. 11.
8.
Par
exemple, dans une des communications faites au colloque sur les
fêtes traditionnelles dont les actes ont été
publiés, Freud est présenté comme « un
philosophe ».
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