Communications aux colloques

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L'évolution des cultes villageois au Vietnam dans leurs rapports avec le pouvoir
L'évolution des cultes villageois au Vietnam dans leurs rapports avec le pouvoir


Communication faite à EUROVIET III, Amsterdam, 2-4 juillet 1997.




Stratégies de réhabilitation des lieux de cultes


Comme nous venons de le signaler, les lieux de culte ayant servi de refuges aux grands dirigeants viêt-minh pendant la résistance n’avaient aucune difficulté à se maintenir, et les villageois pouvaient continuer à célébrer les fêtes, car les autorités, par la voie du ministère de la Culture, les classèrent monuments historiques (di tích lịch sử). C’est le cas du đình de Đồng Kỵ dans la province de Hà Bắc, classé en 1984. Dans la période 1939-1941, les leaders tels que Trường Chinh, Hoàng Quốc Việt, Hoàng Văn Thụ, Lê Quang Đạo, y établirent leur base révolutionnaire (cơ sở cách mạng) aux activités secrètes. Ils se replièrent ensuite dans le đình de ình Bang de la même province, une fois ce repaire d’activistes découvert par les autorités françaises. En souvenir de cette période et pour rendre hommage au village de Đồng Kỵ lors de leur passage, les dirigeants du Parti, à commencer par Lê Duẩn, Lê Đức Thọ, Trường Chinh, Võ Nguyên Giáp, Lê Quang Đạo, Phan Văn Khải, ainsi qu’un membre du comité central du PC cubain, ont planté depuis 1989 chacun un arbre dans la cour du đình. De son vivant le président Hô Chi Minh contribua à sauver certains lieux exposés à la destruction en plantant un banian devant ces sites ; ainsi le temple Trấn Vũ à Hanoi a-t-il pu échapper au triste sort des autres. Ce geste subtil du président constitue-t-il le détonateur d’une stratégie de réhabilitation des lieux de culte ? Toujours est-il que, dans l’attente des jours meilleurs, nombre de localités ont usé par la suite de l’autorité du président défunt pour soustraire les leurs à la destruction. Ainsi, un beau matin des années 1970, on vit le buste de Hô Chi Minh surgir du néant pour s’immobiliser sur le site du Phủ Tây Hô, temple situé en bordure du Grand Lac et dédié au culte de la Déesse Liễu Hạnh. Si un curieux s’était aventuré à demander pourquoi un tel geste, la réponse aurait désarmé toute tentative de suspicion : c’est en souvenir du passage de l’Oncle dans ce lieu en telle année ; information invérifiable que personne n’aurait osé mettre en doute quand il s’agit de lui. Le temple renaît ainsi petit à petit de ses cendres pour redevenir un lieu de pèlerinage depuis la fin des années 1980. Cette fidélité au passé est aujourd’hui chose acquise, avec des foules de gens venus de tous les coins du pays demander aux lendemains du Têt et au troisième mois lunaire 30 la bénédiction et la protection de la déesse. Cependant la sacralisation de Hô Chi Minh symbolisée par son buste placé sur un autel dans un temple, dans une pagode ou dans une maison communale, peut avoir une autre signification. Par cet acte, qui serait l’œuvre de militaires retraités et oubliés par les autorités en place, et non celle du pouvoir central, on doit comprendre que toute une génération de combattants contemporains de l’Oncle a activement participé à la conquête de l’indépendance et à la reconstruction du pays à ses côtés. Si l’on lui rend hommage, il ne faut surtout pas oublier les autres qui méritent également une part de gloire. Bref, à travers le buste de l’Oncle il faut voir aussi ses enfants qui l’animent.

Cette stratégie de contournement adoptée par les villages constitue pour eux une sortie honorable en cas de difficultés avec les autorités centrales. Afin d’échapper à la pure soumission mais conscients de leur faiblesse, due à l’isolement tant géographique que culturel, et la tradition aidant, ils préfèrent la ruse à l’affrontement jugé suicidaire. C’est encore cette stratégie de contournement que certains villages ont mise en œuvre pour mettre les autorités devant le fait accompli.

En 1950, le đình du village de Hoài Trung, province de Hà Bằc, fut détruit. Quarante ans après, sentant le calme revenu, les villageois profitèrent de l’ouverture et du retour à la tradition pour demander aux autorités locales l’autorisation de construire « la maison de la culture » sur le terrain de la coopérative désertée. Mais une fois que ce bâtiment eut pris forme, ils y installèrent des autels et le meublèrent avec des objets de culte dédiés aux génies tutélaires. En réalité « la maison de la culture » n’était qu’un prétexte pour obtenir le permis de construire. Ce procédé est appelé par les villageois « làm đình chui » (construire le đình en cachette). Quant au village de Hi Cương, son đình a connu une trajectoire différente mais sa reconstruction fut aussi le résultat de la même stratégie. Vers 1938-1939 la maison commune fut détruite et les brevets royaux furent brûlés suite aux rixes opposant les catholiques aux autres. En 1992 les villageois demandèrent aux autorités locales de rénover le peu qui restait du đình pour en faire « la maison de la culture », ce qui leur fut accordé. Mais en l’absence d’un lieu de culte les âmes pieuses du village, et plus particulièrement les dames, piquaient les bâtons d’encens où elles pouvaient, dans les arbres, sur les murs de « la maison de la culture », à tel point que les autorités locales devaient intervenir pour les dissuader. S’engagèrent alors des négociations entre elles et ceux qui voulaient réhabiliter le đình. L’argument de ces derniers était simple mais non dénué de bon sens : « il faut bien un lieu pour que ces dames puissent planter les bâtons d’encens, sinon ça risque de faire désordre et de provoquer des incendies ». En définitive, les autorités communales () se résignèrent à ce qu’on transformât « la maison de la culture » en maison communale. L’année suivante les fêtes réapparurent.

Si les villages de Hoài Trung et de Hi Cương n’ont pas rencontré trop de difficultés dans la réhabilitation de leur đình il n’en a pas été de même pour Lim, village réputé pour sa tradition du quan họ 31 : celui-ci a dû lutter sans relâche pendant plusieurs années avant de parvenir à faire plier les autorités centrales. Ce fut l’un des 165 points chauds de la province, mais le plus révélateur, dans la bataille pour la réhabilitation des lieux de culte. Situé dans une zone de combats pendant la première guerre d’Indochine, le đình de Lim comme beaucoup d’autres monuments de la région fut rasé. Le terrain fut confié par la suite aux autorités locales en charge de le gérer. Vers 1992 les autorités locales, sûres d’elles dans une entreprise de spéculation foncière, commencèrent à vendre le terrain sur lequel avait été construit le đình. C’était sans compter avec la combativité des habitants de Lim, qui fait partie du vieux Kinh Bắc (capitale du nord) redevenu à l’heure actuelle la province de Bắc Ninh, bien ancrée dans l’histoire et dans la tradition. C’est l’une des régions les plus anciennes où les ancêtres des Vietnamiens sont venus s’établir. Bắc Ninh est encore réputée pour sa richesse culturelle, son art de vivre, son savoir-faire et son dynamisme. Depuis l’ouverture économique, Lim bénéficie de sa situation géographique favorable, située sur la route nationale n°1, à quelques kilomètres du chef-lieu de provinceBắc Ninh, à une quinzaine de kilomètres de la capitale, et pas trop loin des frontières chinoises, pour faire du commerce. Les conditions de vie matérielles s’y sont trouvées sensiblement améliorées grâce à cette dynamique.

Placés devant cet acte jugé d’autant plus inacceptable qu’il était commis par les autorités qui les représentent, les villageois protestèrent et réclamèrent la restitution du terrain. Mais auprès de qui pouvaient-ils formuler la requête, puisque les autorités locales avaient eu l’aval de leurs hiérarchies supérieures, les notables du district et de la province ? Se sentant dans leur bon droit, ils rédigèrent une pétition à l’attention des hauts dirigeants du Parti et de l’Etat. Le temps passa et les villageois découvrirent un beau jour une division de l’armée venue s’installer dans la région sans qu’ils en sachent la raison. Réaction ou coïncidence ? Mais l’attitude de l’Armée demeura réservée quant à une quelconque intimidation. Sans reculer devant cette menace, le comité d’action, mis en place autour des personnalités du village, certes âgées mais irréductibles, marcha sur Hanoi en distribuant la pétition, et réclama une entrevue avec le président de l’Assemblée nationale, Nông Đức Mạnh, qui évita de se laisser mêler à cette histoire. Le pouvoir leur opposa une fin de non-recevoir mais la division de l’armée se retira. Les contestataires continuèrent à multiplier les actions dans la non-violence. Un beau jour, un homme escalada les murs pour s’introduire chez le leader du mouvement qui était déjà sur ses gardes. Ce dernier fit venir, par un simple appel, les autres membres du comité et les voisins pour arrêter l’intrus. Ils le sommèrent de répondre et d’avouer ses intentions, sous peine d’être emprisonné sur place et roué de coups jusqu’à ce que mort s’ensuive : on le présenterait tout simplement comme un vulgaire cambrioleur. Le « fautif » finit par avouer qu’il avait agi pour le compte de la Sécurité - le Công an - dont il faisait partie, dans le but d’arrêter le vieux leader puis de le garder comme otage. Afin de dédramatiser l’affaire, le pouvoir demanda à un médiateur chargé de concilier les parties, de faire connaître son opinion : les autorités centrales ne voyaient aucun mal à ce que les villageois reconstruisent leur đình mais, comme le terrain avait changé de mains, il suffisait qu’ils choisissent un autre lieu pour ça. Les villageois persistèrent dans leur obstination à dire que si leurs ancêtres avaient édifié le đình sur ce terrain, c’était parce que ce lieu était sacré et que c’était la raison pour laquelle ils réclamaient sa restitution. Les négociations s’éternisèrent. Le comité d’action abattit une dernière carte : si les autorités rejetaient leur requête, un groupe de huit à dix personnes âgées ayant toutes des enfants sacrifiés pendant la guerre s’immolerait par le feu pour protester contre cette violation. Leur détermination finit par faire reculer le pouvoir et le contraindre à leur restituer le terrain. L’affaire de Lim a duré trois ans. Après cette victoire au terme d’une lutte acharnée, les villageois ont reconstruit leur đình exactement à l’ancienne grâce à la contribution de tous, qui en nature et qui en dons, selon les moyens de chacun. Les travaux ont duré deux ans et c’est une belle réussite sur le plan architectural : les piliers et les façades sont entièrement en bois de lim 32 l’intérieur est richement décoré de sentences parallèles et de statues dorées (et non peintes comme la plupart des objets de culte que l’on trouve ailleurs) : reflet du bon goût et de l’aisance matérielle du village. Cette année les habitants de Lim ont décidé de célébrer du 13e au 15e jour du premier mois lunaire, au lieu de le faire en un seul jour, leur traditionnel festival de quan họ qui a de nouveau pour cadre le splendide đình, fruit d’un événement qui suscite fierté et solennité.


Notes :

30. Mois de pèlerinage dans le culte de la déesse Liễu Hạnh.

31. Voir : Đặng Văn Lung, Hồng Thao, Trần Linh Quý, Quan họ. Nguồn gốc và quá trình phát triển (Le Quan Họ. Ses origines et son évolution), Hanoi, Ed. des Sciences sociales, 1978, 527 p., et
Nguyễn Văn Ký, La société vietnamienne face à la modernité. Le Tonkin de la fin du XIXe siècle à la seconde guerre mondiale, Paris, L’Harmattan, pp. 311-335.

32. Nom d’un bois très dur, plus dense que l’eau, utilisé dans les constructions et dans la menuiserie, et qui a donné son nom au village, car ce dernier se trouvait à l’origine dans une forêt de lim.






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