Communications aux colloques
Communications aux colloques
L'évolution des cultes villageois au Vietnam dans leurs rapports avec le pouvoir
L'évolution des
cultes villageois au Vietnam dans leurs rapports
avec le pouvoir
Communication
faite à EUROVIET III, Amsterdam, 2-4 juillet 1997.
Conclusion
En
l’état actuel des connaissances, on peut dire que les
fêtes villageoises vietnamiennes connues de nos jours sont le
produit d’au moins trois couches successives qui se sont
déposées à des époques différentes,
et dont la dernière reste la plus visible puisqu’elle
arrive d’une certaine manière à camoufler les
autres. Ceci sans parler de la volonté du pouvoir central qui
cherche à imprimer sa préférence pour faire
apparaître certains caractères nationaux. Les cultes
révèlent donc les rapports sociaux au sein de la
société et le cas échéant les modalités
de règlement des conflits. Ils peuvent encore nous renseigner
sur la vie économique, les mœurs, les coutumes et les
tabous. A l’heure actuelle par exemple, le retour aux
traditions culturelles et cultuelles favorise un certain
développement du secteur artisanal, notamment la fabrication
des objets de culte. C’est le cas du village de Sơn Đông
dans la province de Hà Tây, qui mobilise son
savoir-faire, gelé depuis plusieurs décennies, dans la
sculpture sur bois, pour alimenter les temples et les pagodes de tout
le delta du Fleuve Rouge en statues de Bouddha et de génies.
La croyance à une vie dans l’au-delà engendre
l’essor de la fabrication et de la commercialisation des objets
et de la monnaie en papier destinés à être brûlés
pour les morts. A travers ces articles qui servent de liens
symboliques entre les deux mondes, les vivants témoignent de
leur fidélité et de leur attachement aux êtres
défunts. Les plus fortunés peuvent acquérir,
pour leurs proches disparus, même des Honda en papier, grandeur
nature, munies d’un démarreur grâce à
l’installation d’un magnétophone à cassette
incorporé qui reproduit le bruit du moteur. Des sommes
astronomiques partent ainsi en fumée chaque année pour
permettre aux âmes du monde imaginaire et symbolique de
partager le bien-être matériel de leurs familles.
Ce
retour aux sources s’inscrit dans une conjoncture et dans un
environnement semés d’épreuves auxquelles la
société vietnamienne n’était sans doute
pas préparée à faire face. L’ouverture
économique améliore certes le niveau de vie de
certaines couches sociales, mais apporte également son lot de
défis, encore indéfinissables mais qui guettent déjà
le moment opportun pour émerger en plein jour. Le pouvoir,
dans le but de détourner l’attention des vrais débats
de société, incite adroitement la population à
se retourner vers ses traditions culturelles, en agitant son
épouvantail préféré du moment, la menace
pour le peuple des idées « décadentes »
du monde occidental infiltrées dans la société
par le truchement de l’économie de marché. Quant
au peuple, privé de la liberté de culte ces dernières
décennies, il profite de la conjoncture pour faire un bond en
arrière et renouer avec ses traditions. Certes, c’est un
besoin ressenti par une large couche de la société,
mais les esprits malsains n’hésitent pas à en
profiter pour en tirer bénéfice. Cependant la
libéralisation totale des cultes et des croyances n’est
pas encore à l’ordre du jour, sans doute parce que le
pouvoir perçoit là un danger qui se profile à
l’horizon. Un exemple : au niveau de la commune, autant les
autorités ont du mal à convaincre la population de
participer aux tâches collectives, autant les responsables des
cultes la mobilisent sans peine pour rénover ou reconstruire
bénévolement les lieux de culte, et qui plus est, elle
est alors satisfaite de contribuer à l’œuvre
commune considérée comme la sienne. Ce transfert de
confiance et d’autorité vers la « société
civile » secoue les bases mêmes du pouvoir en perte
de crédibilité. Si ce processus de retour à la
tradition va jusqu’au bout de sa logique, les autorités
risquent de se retrouver aux prises avec de nouveaux problèmes
liés à la question foncière qui fait déjà
sensation ces dernières années. Quelle sera l’attitude
du pouvoir si demain chaque village demande qu’on attribue de
parcelles de terre dont le produit servira à entretenir les
lieux de culte, comme par le passé ? La gestion autoritaire au
coup par coup, sans mûre réflexion collective au
préalable qui impliquerait tous les acteurs sociaux, la
non-prise en compte de tous les aspects du problème des
cultes, ou la méthode expéditive qui consiste à
privilégier certains critères sans fondement social,
risquent demain de faire désordre. Le retour en force des
traditions cache mal la volonté d’étouffer les
débats sur la modernité, à laquelle on se
contente de les opposer. Débats déjà amorcés
par les intellectuels progressistes des années 1930 sans
qu’ils aient pu aller à leur terme.
A
un autre niveau, on peut se poser des questions sur la légitimité
de tous ces cultes en termes sociaux et humains. Des critiques fusent
sur leur absence de message humanitaire, au regard de celles des
religions qui cherchent à rapprocher les hommes. Sans entrer
dans le détail, la réalité prouve plutôt
que le message ne suffit pas aux humains pour se sentir fraternels,
et que paradoxalement les grandes religions ont produit des effets
inverses au contenu de leur message, car elles divisent la communauté
humaine en clans opposés. Opposition engendre nécessairement
affrontement. Surtout quand un groupe d’humains animé de
convoitise cherche à l’exploiter à ses fins. S’il
suffisait de trouver un bon message pour changer le monde, celui-ci
aurait changé depuis longtemps. Par contre l’absence de
message dans les cultes populaires vietnamiens ne veut pas dire qu’il
n’y ait rien du tout. L’exemple de Hoài Thị
montre bien une certaine sensibilité envers autrui, en
l’occurrence la jeune fille morte dans son amour puis érigée
en génie protecteur. On dirait que ce procédé de
déification cherche à rétablir une certaine
justice, à compenser les brimades subies. Quoi qu’il en
soit, étant donné les particularismes de chaque culte,
il est peu probable que ses adorateurs deviennent un jour des
fanatiques. Ces derniers, comme on le sait, sont toujours animés
de sentiments dominateurs aggravés par le complexe de
supériorité ou d’infériorité. Mais
c’est justement le caractère localiste qui interdit ici
à chaque culte de se propager au-delà des frontières
établies. Chaque village protège son propre culte mais
ne l’impose pas aux autres qui ont le leur. En revanche, on
peut s’interroger sur notre regard à l’égard
de ces cultes. Notre regard peut-il les aider à se débarrasser
des aspects anachroniques et incongrus ? Produits de l’histoire,
ces cultes évolueront sans aucun doute avec le cours de
celle-ci. Si elle est propre et digne, la société en
tirera profit, mais si elle ne l’est pas elle en subira les
effets.
Le
traditionalisme glisse-t-il inévitablement vers le
nationalisme ? Dans le cadre du Vietnam ce risque existe sans être
un danger inéluctable. L’hétérogénéité
des cultes populaires constitue en soi un obstacle à un
mouvement d’homogénéisation. Si le pouvoir
manipule la corde nationaliste à travers les cultes, autrement
dit les traditions, ceux-ci seraient alors un support circonstanciel
et non la cause potentielle. Un seul exemple parmi d’autres
pour dire que ces cultes populaires ne sont pas inhérents au
nationalisme ou à la xénophobie : dans les années
1920, un certain Péret, résident français de
Thái Bình, fut érigé au rang de génie
et un temple lui fut consacré. Pour quelles raisons ? Tout
simplement parce que cet administrateur, n’ayant pu « préserver
ses administrés de l’inondation, s’offrit lui-même
en victime expiatoire en se suicidant sur la digue »
40 .
D’autre part, dans un régime de type dictatorial, si les
gens n’ont d’autre alternative à la peur que le
nationalisme, ils seront contraints de choisir ce dernier, et dans ce
cas de figure les cultes populaires non entachés de caractère
national seront innocents de tout cela. S’ils se retrouvent
dans une situation de guerre, ils n’auront pas non plus le
choix, et là encore les cultes villageois seront relégués
au rôle décoratif. Cependant on pourrait émettre
une réserve : l’énergie humaine et matérielle
dépensée dans ces cultes ne pourrait-elle pas servir à
d’autres fins ? Le contexte actuel ne le permet pas. Après
des décennies de privations et de sacrifices la population
reprend goût aux cultes, de même qu’à
l’économie, qui sont les deux seuls domaines
libéralisés, et encore pas totalement. L’avenir
dépend de l’attitude des dirigeants et de l’habileté
de la population à faire évoluer la société
dans un sens souhaitable pour la communauté humaine attachée
à la dignité et à la liberté. Mais les
uns et les autres sont-ils formés et armés pour
affronter cet avenir ? A force de fuir l’essentiel on risque de
se retrouver demain dans des situations inexpiables. Et pendant ce
temps, l’économie de marché sans garde-fous
continue son petit bonhomme de chemin, il sera trop tard demain quand
on en découvrira les effets.
Notes :
40.
L’Eveil économique de l’Indochine, 12
sept. 1926.
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