Communications aux colloques
Communications aux colloques
L'évolution des cultes villageois au Vietnam dans leurs rapports avec le pouvoir
L'évolution des
cultes villageois au Vietnam dans leurs rapports
avec le pouvoir
Communication
faite à EUROVIET III, Amsterdam, 2-4 juillet 1997.
La génie amoureuse
Les
conditions matérielles à Hoài Trung et Hoài
Thị ne sont pas encore réunies pour que ces deux
villages voisins puissent organiser les processions à
l’ancienne qui n’ont plus eu lieu depuis 1944-1945. Leurs
lieux de cultes endommagés pendant la guerre puis rasés
par la suite viennent d’être reconstruits tout récemment.
Les fêtes de Hoài Trung tombent le 12e jour du premier
mois lunaire, et celles de son voisin le 10, deux jours plus tôt.
Traditionnellement, les processions de Hoài Trung partaient du
đình en empruntant un itinéraire qui
mordait sur le territoire de Hoài Thị mais
quand elles arrivaient à proximité du
đình
de ce dernier elles devaient, à la demande de Hoài
Thị qui dépêchait des
représentants pour aller les accueillir, arrêter les
coups de gong et les roulements de tambour, et garder le silence. Les
fêtes de Hoài Trung pouvaient durer plusieurs jours, et
cependant Hoài Thị était tenu
d’attendre la fin des festivités de ses voisins avant de
terminer à son tour les siennes. Pourquoi ? Quels liens
peuvent-ils exister entre ces deux localités dont
l’organisation des fêtes est en partie interdépendante
? Nguyễn Văn Khoan nous a livré des explications
puisées dans les renseignements rapportés par un
ressortissant voisin de ces deux villages :
« Le
village de Hoài (Bão) Trung (...) a pour génie
tutélaire un génie homme. Un village voisin, Hoài
Bão thị thôn
(Hoài Thị), adore un génie femme. La tradition
veut qu’autrefois, la déesse de ce dernier village se
soit éprise du génie de l’autre. Elle quitta son
đình pour aller vivre avec lui. Pendant son
absence, le village subit toutes sortes de malheurs : morts d’hommes
et d’animaux, incendies, etc. Un devin fut consulté et
révéla la cause de ces malheurs. Alors le village de
ThịThôn s’en
fut à Trung Thôn supplier, par de grands sacrifices, le
génie de lui rendre sa déesse. Le génie écoute
la prière et la paix revient aussitôt.
De
nos jours, pour éviter une nouvelle désertion de la
déesse, les habitants de Thị
Thôn prennent plusieurs précautions. (...)
A l’occasion de cette dernière (la fête de Trung
Thôn) Trung Thôn organise une procession qui doit passer
devant le
đình de Thị
Thôn pour aller au
nghè 35 .
Thị
thôn fait venir ce jour-là, bien que ce ne soit pas de
sa fête, une troupe de théâtre qui joue dans son
đình. D’autre part, il envoie une députation
à Trung Thôn pour lui demander de faire arrêter la
musique au moment où le char du génie approche du
đình
de Thị
thôn. Dans ce dernier, les hommes frappent alors
le plancher des pieds et des mains, tandis que les acteurs chantent
et que les musiciens font retentir leurs instruments pour étouffer
tout bruit provenant de la procession : ces dispositions ont pour but
de détourner l’attention de la déesse du passage
de son ancien amant. »
36
Sans
aller jusqu’à reconnaître explicitement ces faits
dans leur globalité, l’un des dépositaires du
savoir traditionnel de Hoài Trung lève fugitivement le
voile sur certains détails qui confirment l’existence de
ces hypothèses à travers des allusions telles que
«
Leur génie est une jeune fille de 16 ans...
ils redoutent que leur génie suive le nôtre »
; tandis que ceux de Hoài Thị sont
plus réservés sur ce propos. Quant au fait de demander
aux processions de leurs voisins de garder le silence lorsqu’elles
pénétraient dans le territoire de Hoài Thị,
on nous explique que c’est « pour respecter
l’ordre » au moment où les deux villages
simultanément étaient en fête.
La
légende du génie tutélaire de Hoai Thị
remonte, nous raconte-on, à l’époque des
Lý. C’était une princesse qui vint visiter la
pagode du village, dont la construction avait obtenu la bénédiction
de la Cour. Un soir, elle attrapa froid sans doute en veillant pour
participer aux festivités du
quan họ et elle
mourut sur place. C’était le 15e jour du premier mois
lunaire. Sa dépouille fut enterrée à proximité
du
đình, à l’actuel emplacement du
nghè justement.
A
en croire Nguyễn Văn Khoan, les femmes et filles de Hoài
Thị étaient
de « mœurs peu sévères ».
Après le mariage elles retournaient vivre chez leurs parents
et non chez leur mari. Elles menaient leur vie comme elles
l’entendaient et ne rejoignaient le domicile de leur mari que
quand elles se croyaient enceintes, cela sans avoir à encourir
les foudres de la communauté. Et l’auteur d’attribuer
« ce relâchement des moeurs (...) au caractère
de la déesse »
37.
Quoi qu’il en soit, ce dont on est sûr c’est que
les habitants de Hoài Thị
n’iront pas reconnaître, d’ailleurs
ils ne le souhaitent pas, ces aspects trop intimes de leur génie
tutélaire, en d’autres termes on ne voit pas pourquoi
ils devraient se mettre à nu sous le regard des autres, et
surtout quand ceux-ci sont animés d’intentions critiques
et prêts à porter des accusations qui les
transformeraient en êtres éhontés. Comment garder
ses particularités dans une société imbue de
conformisme répressif en matière de rapports
inter-sexes ? Comment dépasser le dilemme « se
soumettre à la volonté des dominants - qui est
répressive et conformiste - et perdre son âme, ou bien
passer outre au qu’en-dira-t-on pour la sauvegarder »
? Un détour par les traditions culturelles et les
particularismes de cette région nous aiderait à mieux
comprendre ces contradictions, car cela présente l’avantage
de replacer ce village dans son contexte.
Ce
qui caractérise Lim dont il était question plus haut,
s’applique aussi à Hoài Thị
- la seule différence c’est leur taille : le premier
regroupe plus de dix mille habitants tandis que le second n’en
compte que quelque sept cents. Hoài Thị
fait partie des villages où la tradition
culturelle du
quan họ est la plus forte, et il
revendique de pair avec son « allié »,
le village de Diềm
38
avec lequel il entretient depuis des siècles un lien d’amitié
particulier appelé «
kết nghĩa »,
d’être à l’origine de cette tradition
39
qui comme on le sait, dépasse les frontières communales
pour s’ériger en véritable tradition régionale.
Rappelons également que dans le
quan
họ dont les supports ne se réduisent
pas aux chants alternés puisés dans la vie
sentimentale, hommes et femmes se respectent mutuellement car ils
sont absolument égaux, ce qui échappe aux normes
sociales basées sur les préceptes confucéens
discriminatoires à l’égard du sexe dit faible. Du
coup les femmes de Hoài Thị
ne se contentent pas, comme leurs sœurs d’autres
localités, d’être passives et effacées,
mais s’attribuent le rôle actif et prennent des
initiatives dans les rapports amoureux. Baignés dans ce climat
ambiant tolérant, les jeunes ne sont pas réprimés
pour leurs fréquentations, et par rapport aux autres jeunes
soumis aux pressions sociales, aux refoulements et aux frustrations
qui en découlent, ils ont l’avantage connaître des
rapports sains avec l’autre sexe. On sait par ailleurs que les
êtres frustrés et
a fortiori refoulés
subissent dans la solitude le poids des interdictions ; mais quand
ils s’en croient libérés grâce à une
position dominante, leur perversion peut provoquer des ravages
autour d’eux. En temps normal, frustration et refoulement
portent le masque de l’hypocrisie peint aux couleurs de la
morale, ou bien se révèlent à travers leurs
obsessions inassouvies. Faut-il payer ce prix, en se conformant aux
moules sociaux, ou s’en libérer quitte à invoquer
des raisons surnaturelles ou symboliques mais qui du même coup
neutralisent les incriminations ? Il semble bien que Hoài Thị,
inspiré par le bon sens et sans avoir forcément à
poser le problème en ces termes, a choisi la deuxième
solution au grand dam des conformistes. L’histoire et les
influences interculturelles ont-elles quelque chose à voir
dans tout cela ? On l’ignore, cependant dans un passé
pas si lointain, sans doute au XIIIe siècle sous les Trần
et au XVe siècle sous les Lê, Hoài Thị
aurait été l’une des localités
où furent parqués les prisonniers cham. L’accent
linguistique des habitants de ce village porte à croire qu’il
est le produit de la cohabitation de deux langues. Par ailleurs, la
société cham est de type matrilinéaire
contrairement à celle des Vietnamiens à la même
époque. Devant ces prisonniers, les femmes de Hoài Thị
se sentaient-elles supérieures dans les rapports quotidiens
jusqu’à s’autoriser à inverser les rôles
qu’elles avaient dans leur propre société ? « Les
moeurs peu sévères » des femmes de cette
localité étaient-elles la résultante du contact
de deux cultures, ou bien représentaient-elles plutôt la
survivance du mode d’organisation sociale de type matrilinéaire
qu’avaient connu les Vietnamiens dans les temps reculés
? Nous ne saurions le dire. Quant à la légende du génie
tutélaire, elle nous semble bien, comme beaucoup d’autres,
comporter des éléments mythificateurs ayant pour but, à
la fois de détourner l’attention du point sensible qui
pose problème au regard de la normalité sociale
dominante, et de faire avaliser l’être adorée, par
les autorités en place. Ce qui se traduit dans la légende
par les détails qui évoquent « une princesse
du temps des Lý », ou une « visite de la
pagode qui avait obtenu la bénédiction de la Cour ».
Mais pourquoi la famille royale a-t-elle laissé le corps d’un
de ses membres dans un lieu inhabituel, au lieu de le faire
transférer dans un endroit digne de son rang ? On peut enfin
remarquer, d’une part que la légende a bien évoqué
les fêtes du
quan họ, et d’autre part que
dans la version rapporté par Nguyễn Văn Khoan, la
déesse, amoureuse du génie d’un village voisin,
est partie avec lui. Ces artifices ne camouflent-ils pas tout
simplement le fait que la « princesse » tomba
sous le charmes d’un chanteur, emportée par ses paroles
ensorceleuses ? Lorsqu’on est jeune et qu’on apprécie
le
quan họ
il est fort difficile de rester indifférent, surtout quand les
chants passent par la médiation d’un être du sexe
opposé empreint d’attentions et de délicatesse.
Mais l’intervention ou l’invocation des génies a
l’avantage d’innocenter les actes supposés
répréhensibles. Le compromis ne fait perdre la face, ni
aux couches dominantes, ni à celles qui ne partagent pas leurs
normes morales. Il est bien entendu que ces analyses ne constituent
que des pistes de réflexion qui restent à approfondir
et à consolider par d’autres matériaux des
sciences sociales et humaines. Aussi, en l’absence de nouveaux
éléments versés au débat nous
contentons-nous de cette hypothèse de travail. Quoi qu’il
en soit le cadre de cette communication ne nous permet pas de nous
étendre sur d’autres aspects analogues trouvés
dans d’autres villages.
Mais
revenons sur la subordination des génies tutélaires aux
humains qui les vénèrent. Si l’on regarde le
calendrier des fêtes de la région de Bắc Ninh on
s’apercevra que tous les jours, à compter du lendemain
du Tết jusqu’à une date très avancée
dans le deuxièmes mois lunaire, il existe au moins une fête
quelque part. Or les fêtes du village sont les moments où
l’on rend hommage aux génies tutélaires, et ces
moments doivent être toujours l’anniversaire de leur
naissance ou de leur mort, autrement dit, s’il n’y avait
pas de génies il n’y aurait pas de fêtes. Une
question se pose donc : « Par quel miracle tous ces génies
naissent-ils ou meurent-ils tous à la même époque
et parfois le même jour ? » Pour les génies
célestes, cela pourrait se comprendre, mais tous les génies
ne sont pas d’origine céleste, nombre d’entre eux
étaient des humains avant d’être érigés
en génies après leur mort. En ce qui concerne Hoài
Thị, le génie est mort le 15e jour du premier mois
lunaire alors que la fête est célébrée le
10. Pourquoi ce décalage de cinq jours ?
On
dirait qu’il y a eu arrangement au profit des humains, et de
surcroît ce calendrier coïncide bien avec la période
creuse de l’année qui ne peut que convenir aux
cultivateurs libérés des durs travaux rizicoles. Tout
ceci porte à penser que les fêtes villageoises ont une
origine très lointaine, et qu’elles étaient au
départ des moments de jouissance, ou des rites en rapport avec
l’agriculture. Certaines fêtes dans d’autres
provinces rappellent des cérémonies agraires comme
celles de la fécondité, ou celles des invocations au
Ciel pour faire tomber la pluie indispensable à la culture du
riz. Par la suite, les transformations sociales et politiques ont
apporté d’autres éléments qui se sont
greffés sur les fêtes et les cultes locaux, pour donner
naissance aux cultes du génie tutélaire. Quant au
calendrier des fêtes actuelles, il est sans aucun doute l’œuvre
des humains qui, vivant dans des localités voisines ayant
chacune ses obligations, se sont concertés pour harmoniser la
vie sociale de toute la région concernée.
L’établissement d’un calendrier permet aux uns et
aux autres de garder leurs spécificités tout en
acceptant un consensus qui se serait ainsi traduit par un léger
décalage pour certains villages entre les jours de fêtes
souhaités et ceux effectivement retenus. Ramené à
une autre échelle plus petite, celle de la vie quotidienne
entre individus, ce calendrier pourrait se résumer
grossièrement aux invitations du type « vendredi
vous viendrez chez nous et samedi on ira chez vous ».
Les
différentes couches successives qui se sont déposées pour
donner naissance aux fêtes actuelles : schéma 1.
Les composantes sociales et symboliques des fêtes : schéma 2
Notes :
35
Il s’agit d’un petit templion à proximité
du
Đình considéré comme la tombe
de la déesse.
36
Nguyễn Văn Khoan,
op.
cit. p. 134.
38
Diềm se trouve à quelques kilomètres au-delà du chef-lieu de province
Bắc Ninh.
39
Voir Nguyễn Văn
Ký,
op. cit.
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