Communications aux colloques

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L'évolution des cultes villageois au Vietnam dans leurs rapports avec le pouvoir

L'évolution des cultes villageois au Vietnam dans leurs rapports avec le pouvoir

Le Đình comme ciment de la vie communautaire


A un autre niveau, l’existence d’un culte sous-entend celle d’un lieu où ses adorateurs le pratiquent. On trouve dans la langue vietnamienne toute une gamme de terminologie servant à désigner les lieux de culte selon les divinités et les croyances affectées :

• đình : maison communale dont une partie constitue l’autel du génie tutélaire et le sanctuaire interdit au public. Entre autres activités, on y célèbre la fête du village le jour de l’anniversaire du génie ;


• nghè : lieu de résidence du génie tutélaire représenté juste par un autel, le plus souvent à l’entrée du village. Les jours de fêtes les processions passent inévitablement par ce lieu pour inviter le génie à regagner sa place au đình. A la fin des fêtes on le raccompagne à son lieu de résidence ;


• đền : temple national ou régional de dimensions considérables, élevé à la mémoire d’un roi ou d’un personnage célèbre qui a rendu un service aux habitants ;


• phủ : variante du dên quand il est affecté au culte d’un génie féminin ; etc., etc.


• điện : autre variante du đền de moindre importance, appartenant le plus souvent aux particuliers ;
• cây hương : expression la plus simple d’un lieu de culte, consacré aux esprits et improvisé aux environs des lieux d’habitation, sous le toit ou niché dans un arbre par exemple ;


• chùa : pagode ou temple bouddhique ;


• am : petit pagodon élevé souvent dans un endroit désert. A proximité d’un cimetière il prend le nom de Am chúng sinh, et est réservé aux âmes errantes et abandonnées ;


• miêu : temple de petites dimensions affecté plutôt aux esprits ou aux génies locaux ;


• văn miếu : temple de la littérature dédié à Confucius, et élevé à la capitale et dans chaque chef-lieu de province ;


• văn chỉ : temple de la littérature au niveau du district ;


• từ chỉ : le même que le précédent, au niveau du village .


Nous ne reviendrons pas sur la description du đình qui a fait l’objet de nombreuses études, notamment celle de Nguyễn Văn Khoan en 1930. Si cet auteur décrit avec minutie les fonctions de cette construction originale et les objets de culte qui s’y trouvaient, nulle part il n’a évoqué son origine. Des recherches en cours la font remonter probablement au XIIIe siècle sous la nouvelle dynastie des Trần. Les autorités villageoises auraient fait construire dans chaque localité une petite bâtisse servant de lieu de repos (à l’origine đình veut dire « arrêt ») pour les mandarins en mission. Une inscription composée de deux caractères chinois, « hạ mã », sur sa façade, pour signaler à tous passants qu’ils devaient descendre de leur cheval, était déjà sans doute une marque de déférence envers ce lieu. Etait-ce déjà un lieu de culte ? On l’ignore. Cependant selon toute vraisemblance, cet édifice était construit sur pilotis comme celui du village de Đình Bảng dans la province de Bắc Ninh, qui demeure de nos jours l’unique vestige du genre épargné par les épreuves du temps et les violences de l’histoire. Cette architecture fait dire à certains spécialistes vietnamiens que leurs ancêtres auraient aussi vécu dans des bâtisses sur pilotis comme celles de leurs voisins et cousins muong et thai ²⁷. Si cette idée se vérifie un jour, le đình n’est pas alors d’origine chinoise comme on pourrait le croire, cependant il sert, entre autres activités, de lieu de culte du génie tutélaire, culte d’origine chinoise mais réadapté aux réalités vietnamiennes. Rappelons également que le đình était le centre décisionnel de la communauté villageoise : les notables s’y réunissaient pour débattre des problèmes touchant à la vie publique, y rendaient justice dans les limites de leurs compétences, y recevaient les autorités supérieures (cantonales ou provinciales), etc. Son emplacement était l’objet d’études méticuleuses de géomancie : c’est donc une construction qui plonge ses racines dans un terrain sacré. Chaque village avait ainsi son propre đình dont les dimensions et les richesses décoratives dépendaient de l’aisance matérielle des habitants qui contribuaient en nature ou en dons à son édification. En outre, chaque localité attribuait des parcelles de terre appelées tế điền (rizières des rites), ou ruộng thần từ (rizières des génies) dont les produits servaient à son entretien ²⁸. Dans certains villages d’avant 1945, la superficie de ces rizières pouvait atteindre plusieurs dizaines de mâu ( 1 mâu = 0,36 ha) ²⁹.

Bref, le đình était une réalité tant sociale que cultuelle qui s’enracinait dans les profondeurs symboliques et matérielles de la vie villageoise. Si le đình avait une telle importance c’est parce qu’il abritait le sacré et le secret liés à la « personne » même des génies tutélaires. Or ces derniers étaient tributaires des brevets royaux délivrés par la Cour. Ceux d’un village de la province de Phú Thọ ont connu une péripétie rocambolesque. Vers 1961-1962, des fonctionnaires du ministère de la Culture vinrent demander à les voir, puis finirent par demander qu’on leur offrît ces trésors. Devant le refus de la personne chargée de les garder, ils les dérobèrent puis regagnèrent Hanoi. Peu de temps après, ils revinrent avouer cet acte avant de remettre au dépositaire une copie des brevets. Alors que dans la décennie précédente, on avait dû les dissimuler dans les montagnes pour les mettre à l’abri d’une éventuelle saisie ou destruction. Dans les années 1950 également, les villageois de cette localité durent entreposer les objets de culte du génie dans les temples dédiés aux rois Hùng situés sur une colline et considérés comme lieux sûrs. A l’heure actuelle, ces objets sont devenus la propriété de l’Etat et servent à meubler le Musée des rois Hùng en construction au pied de la même colline. Les habitants de la contrée n’ont pas oublié de souligner devant nous que pendant des décennies, ce site fut abandonné, et que seul l’un d’entre eux s’y rendait de temps en temps pour y faire les prières, tenant entre ses mains jointes les bâtonnets d’encens allumés.

Le village de Nhống, du district de Quỳnh phụ dans le Thái Bình, est dépositaire de plusieurs exemplaires de brevets datant des Nguyễn. A l’heure actuelle les rares villages qui ont pu garder contre vents et marées ces précieuses lettres de « reconnaissance », les considèrent comme une preuve d’existence de leur génie, car il y a un véritable enjeu autour de cette question entre les autorités centrales et les villages, sans parler des dimensions cultuelles donc sacrées qui s’y rattachent. Les localités dépositaires de ces « lettres de noblesse » peuvent les brandir pour réclamer au pouvoir de classer leur đình - qui n’a pas été détruit - comme monument historique ou artistique, condition préalable aux célébrations des fêtes. D’autres qui ont tout perdu de ces légitimités doivent faire preuve d’imagination voire d’ingéniosité pour parvenir à cette fin. Certains, pour contourner les tracasseries administratives, font reproduire les brevets d’un village voisin qui adore le même génie qu’eux, pour la constitution du dossier de requête. Il y aurait même des trafics de ces « reliques ». Cette situation atypique a été léguée à la fois par la première guerre d’Indochine et par la politique de la terre brûlée (tiêu thổ kháng chiến) du Viêt-minh, qui voulait couper l’herbe sous le pied aux militaires français. Nombre d’édifices ont été ainsi détruits en dépit de l’appel lancé par Hô Chi Minh au lendemain de la déclaration d’indépendance, à l’ensemble de la population, appel à protéger les lieux de culte. Cette volonté de raser les lieux susceptibles d’être investis par le corps expéditionnaire français, était de surcroît doublée d’une campagne contre la superstition qui, conformément aux vues maoïstes, se prolongeait au-delà de l’indépendance. Blessures non encore pansées, spectacle de désolation encore visible cinquante ans après. La maison commune de Phú Lộc dans la province de Phú Thọ fut ainsi complètement détruite. A l’heure actuelle, une petite bâtisse pitoyable sert symboliquement de lieu de culte provisoire. Comme tout est parti en fumée, les villageois ont du mal à obtenir l’autorisation de reconstruire leur đình. Pendant la guerre contre les Américains, d’autres pagodes qui avaient échappé à la destruction furent réquisitionnées par l’Armée pour abriter munitions et contingents. Tel fut le sort de la Pagode Ấn Quang, sise à une vingtaine de kilomètres de Hanoi en direction du sud-ouest. Ces dernières années, elle a été rendue à la population en charge de la faire revivre. En général, pour tous ces joyaux de l’architecture vietnamienne, que ce fussent les đình les đền ou les chùa, ceux qui avaient été épargnés, ou le peu qui avait échappé à la destruction, furent par la suite réquisitionnés par le nouveau pouvoir révolutionnaire, qui les transforma soit en magasins de stockage pour les coopératives, soit en écoles ou en siège local du parti, et même en lieux d’habitation. Les objets de culte comme les statues de bois, les chars, les sentences parallèles incrustées sur panneaux de bois, furent pillés, piétinés ou transformés tout simplement en combustibles d’un jour. Des petits malins ont même fondu des stèles de pierre pour en tirer de la chaux ; le résultat fut comparable à celui des mini-fourneaux brassant tout objet métallique pour tenter d’en faire de l’acier, procédé mis au point en Chine maoïste lors du Grand Bond en avant.

La tradition orale prétend que tous ceux qui ont commis des actes blasphématoires ont par la suite été punis de morte violente, de folie, etc. Dans la région de Phú Thọ, l’un des auteurs de ces sacrilèges fut assassiné, et son corps jeté à la rivière, sans que personne ait retrouvé le coupable. Cette entreprise de radiation du passé culturel a prêté main-forte à l’expansion des constructions immobilières sur les terrains appartenant aux lieux de culte, réduits ainsi à une peau de chagrin. Ce spectacle est visible même à Hanoi pourvu qu’on y prête un peu d’attention. L’hebdomadaire Văn hóa, organe du ministère de la Culture, révèle dans son édition du 17 avril 1996 que plus de 60 % des lieux de culte dans la capitale sont plus ou moins conquis par le voisinage ou par des offices municipaux. « Génie merci », cette destruction n’est pas totale, car l’ampleur des dégâts dépend de plusieurs facteurs : site situé dans les zones de combat ou non, site ayant servi ou non de refuge aux dirigeants viêt-minh pendant la résistance, ardeur révolutionnaire et rapport de forces entre révolutionnaires et autorités de fait du village, constituées de personnes âgées, gardiennes de la tradition. Dans les années 1980, les effets du passage de ce typhon se faisaient encore sentir. En 1982, le đình de Yên Khê dans le district de Gia Lâm fut détruit car on ne savait pas quoi en faire, c’était un objet encombrant en somme. Celui d’à côté, à Yên Thường, l’a échappé belle, et ce grâce à l’obstination et à la détermination des anciens (các cụ), qui se sont résolus à s’accrocher physiquement à ses piliers pour empêcher les autres de commettre des actes aberrants. A l’heure actuelle, la communauté de Yên Thường s’efforce de rénover ce lieu illustre chargé de mémoire, car en 1994 le ministère de la Culture l’a classé monument historique et culturel (Di tích văn hóa lịch sử )




Notes :


27. A propos de l’architecture ancienne du Vietnam voir : Chu Quang Trứ, Kiến trúc dân gian truyền thống Việt Nam (L’architecture populaire et traditionnelle vietnamienne), Ed. des Beaux Arts, 1996, avec les subventions de la Caisse de développement culturel suédo-vietnamien.


28. Ngô Kim Chung-Nguyễn Đức Nghinh, Propriété privée et propriété collective dans l’ancien Vietnam, traduction et présentation de Georges Boudarel, Lydie Prin et Vũ Cận, Paris, L’Harmattan, 1987, p.113.


29. Trương Hữu Quýnh, "Về những quan hệ sở hữu trong bộ phận ruộng đất công ở làng xã Việt Nam cổ truyền" (A propos des relations de propriété des terres collectives dans les villages traditionnels du Vietnam), in Nông thôn Việt Nam trong lịch sử, op. cit., t.1, p. 64.
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