Communications aux colloques
Communications aux colloques
L'évolution des
cultes villageois au Vietnam dans leurs rapports
avec le pouvoir
L'évolution des
cultes villageois au Vietnam dans leurs rapports
avec le pouvoir
Communication
faite à EUROVIET III, Amsterdam, 2-4 juillet 1997.
Prégnance du discours officiel
Le
retour des fêtes est favorisé par une conjoncture
nationale et à un moindre degré internationale. Les
années de guerre et l’édification du socialisme
ont conduit la société vietnamienne à un
désastre suivi d’une impasse tant économique que
morale. Cette perte de vitesse, inscrite dans le mouvement de
désorientation de l’après-guerre, a incité
les esprits à s’interroger sur les acquis réels
des décennies de souffrances et de sacrifices. Les traditions
du passé, mises entre parenthèses pour ne pas dire
gommées pour un temps, apparaissent alors comme un repère
permettant aux naufragés de se fixer, sous peine de se
retrouver engloutis dans le tourbillon dévastateur.
Quand
la répression sévit la résistance s’installe.
Les croyances, les religions ou les cultes réduits hier au
silence font aujourd’hui irruption sous un ciel plus clément.
Retour du balancier qui a atteint l’apogée de sa
trajectoire de l’autre côté, phénomène
naturel observable dans d’autres domaines. Ce mouvement
pendulaire est soutenu, en ce qui concerne les fêtes et les
traditions, par l’ouverture économique décrétée
par les dirigeants, contraints de réduire la pression pour
éviter l’explosion, mais bien décidés à
rester aux commandes afin de contrôler la situation. Situation
où la confiance gagnée antérieurement s’est
volatilisée à l’épreuve des réalités.
Or la confiance des hommes, ainsi détachée de son
précédent objet, ne pouvant graviter éternellement
autour d’eux comme font les âmes errantes sans finir par
se fixer quelque part, a besoin pour prendre corps d’être
portée par un vecteur, soit-il humain ou social, physique ou
immatériel. Ce furent les traditions qu’elle choisit
pour se fondre en elles. L’amélioration de la vie
matérielle permit ainsi aux gens de s’investir dans le
symbolique, car les offrandes se mesurent toujours aux moyens
d’existence de celui qui offre ; un affamé n’aura
pas de quoi s’offrir une cierge, qu’il en ait ou non la
pensée.
« Quand
un monde vous a trop mal traité, on a le droit d’en
inventer un autre ». Ainsi parle, dans le film « Hôtel
Shanghai » de Peter Patzac, un écrivain paralysé
des deux jambes qui s’est toujours fait passer pour un
explorateur spécialiste des Aborigènes d’Australie.
Cette réplique résume assez bien l’état
d’esprit des Vietnamiens confrontés aux difficultés
une fois la paix revenue. La paix retrouvée, c’est aussi
le moment où l’on fait les comptes, et l’euphorie
fait place à la douleur quand quelqu’un manque à
l’appel dans la famille. Que faire pour « combler »
cette perte si ce n’est essayer de retrouver les traces du
disparu, et si possible en ramener les restes, afin qu’il ait
enfin un lieu de repos paisible ? Quelques bâtons d’encens
enfoncés dans la butte de terre pour réchauffer son âme
esseulée. Un petit repas en famille le temps du recueillement.
Transposé
à une autre échelle, ce sentiment grave et dévoué
donna naissance ces dernières années, un peu partout
dans la campagne vietnamienne, à des monuments aux morts. Même
à Hanoi les autorités se sentirent obligées
d’édifier, face au mausolée de l’Oncle Hô,
un mémorial en souvenir des enfants qui avaient tout perdu, et
la jeunesse et la vie, au profit des autres qui avaient gagné.
Le secrétaire général du Parti, Dô Muoi,
sans doute dans un but d’apaisement des esprits
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se résolut à se rendre en 1992, pour le réveillon
du Têt, à une pagode et aussi à la cathédrale
de Hanoi, exactement comme faisait le peuple de coutume. Signe des
temps ou non, ce geste, encore inimaginable quelques années
auparavant de la part d’un haut dirigeant du régime, fut
retransmis par la télévision, et le petit peuple de
l’interpréter comme un signe de tolérance envers
les cultes et les religions. Cependant les superstitions furent en
principe toujours bannies. Mais encore faut-il les définir. En
se rendant en 1995 à la pagode Bà Tâm dans la
province de Hai Hung, on pouvait lire sur une plaque rouge fixée
au mur cette inscription : «
Tôn trọng tự
do tín ngưỡng - Bài trừ mê tín »
(Respect de la liberté des croyances - Abolition des
superstitions). Rentre dans la catégorie de ces dernières,
tout ce qui relève de l’art divinatoire, de la
sorcellerie, du voyage de l’au-delà, de la transe ou des
séances de
lên đồng dans le culte
rendu à la déesse
Liễu Hạnh ou au
génie nommé Đức Thánh Trần. Si
dans le discours officiel, les frontières séparant les
superstitions des cultes et des religions paraissent claires, dans la
pratique elles le sont beaucoup moins. Dans un des temples dédiés
aux rois Hùng, les pèlerins peuvent procéder à
un tirage au sort (
xin thẻ), moyennant quelques billets
de banque, et piocher une baguette dans un pot pour savoir ce que
l’avenir leur réserve. La scène se passe en
présence d’un officiant habillé de la tenue
traditionnelle, qui murmure les formules de circonstance. Cette
pratique relève pourtant des superstitions, mais les autorités
ferment les yeux. L’attrait du gain fait-il oublier les
interdictions ? Toujours est-il que sur le site de la Pagode des
Parfums on dynamite par-ci par-là des rochers calcaires pour
créer des grottes et les transformer en lieux saints, dans le
seul but d’amasser la mise que représente la bourse des
pèlerins, comme si les lieux existants ne suffisaient pas. Les
esprits malsains exploitent les touristes tant nationaux
qu’étrangers, à la recherche du dépaysement
ou de l’exotisme à travers les fêtes. Un des
temples du site Phủ Giầy dédié à la
déesse Liễu Hạnh doit acquitter aux autorités
locales un forfait annuel de 20 millions de dông - soit 10.000
francs - pour que les âmes pieuses puissent y pratiquer les
séances de
lên đồng sans être
mises à l’index.
Mais revenons aux génies qui sont les premiers concernés
dans ce mouvement de retour au passé, car sur le plan
symbolique, les fêtes du village illustrent avant tout les
hommages qui leur sont rendus. Pour fixer les jours des fêtes,
on choisit la date de leur naissance ou de leur disparition, qui
tombe souvent aux lendemains du Têt ou à l’automne
(8e et 9e mois lunaires), ce qui correspond bien à la période
creuse du cycle rizicole. Les fêtes actuelles marquent l’étape
finale d’un processus de réhabilitation des lieux de
culte : rénovation ou reconstruction du
đình,
acquisition de nouveaux objets de culte ou remise en état de
ces derniers, obtention du « label » de
monument classé, soit-il historique ou artistique, par le
ministère de la Culture, ou formalités d’obtention
en cours, etc. Quoi qu’il en soit, quand le mouvement est
enclenché, il est difficile pour les autorités
d’interdire aux uns de célébrer les fêtes
de leur village quand les autres le font ailleurs.
Les
modalités d’organisation varient quelque peu d’un
village à l’autre, cela dépend des rapports entre
les autorités locales, le comité des fêtes et/ou
le comité de sauvegarde des vestiges culturels (
Ban bảo
vệ di tích văn hóa). A Hoài Thị
dans le Bắc Ninh, l’organisation des fêtes est
décidée d’un commun accord par toutes ces
instances, tandis qu’à Hi Cương, les
responsables chargés des fêtes décident de tout
et se contentent d’informer les autorités locales. Pour
les grandes fêtes qui durent plusieurs jours ou qui comportent
des processions, l’aval de celles-ci est nécessaire, en
outre des représentants de la hiérarchie à
l’échelon du district viennent y assister et voir si
elles sont conformes aux règlements, occasion privilégiée
pour certains de se faire « dédommager ».
L’emprise de l’Etat sur les fêtes villageoises
constitue une constante dans l’histoire de la société
vietnamienne, avec certes des variantes selon les époques. En
1989 le ministère de la Culture (qui remplit en outre le rôle
du ministère des Rites d’antan) a rendu publique la
réglementation en matière de fêtes, dont
l’article 1 stipule :
« L’Etat n’autorise
la célébration que des seules fêtes à
caractère patriotique, culturel et progressiste, dont le
contenu a pour but de :
- cultiver les belles traditions de la
nation quant à l’histoire, à la culture, à
la solidarité, à la lutte pour l’édification
et la défense du pays ;
-
rappeler les mérites des
personnages historiques ayant œuvré pour les grandes
idées, la morale, la culture, les arts dans la tradition
nationale afin d’enrichir le fonds culturel des peuples du
Vietnam ;
- rechercher dans le voyage la beauté
des sites à caractère historique, pittoresque,
architectural et artistique pour intensifier le patriotisme ;se
distraire dans un esprit sain ;
-
inciter la population à
travers les fêtes à sauvegarder le bon côté
des traditions culturelles et des coutumes du pays.
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Inutile
de souligner le caractère patriotique pour ne pas dire
nationaliste de cette réglementation.
Dans
le passé, les fêtes, entre autres activités
collectives, étaient alimentées par une caisse
communale dont les ressources provenaient d’une part de la
contribution des villageois, et d’autre part d’une sorte
de dot, appelée « cheo », que
chaque future mariée devait acquitter au profit de son village
(la dot de celle qui épousait un garçon d’un
autre village étant supérieure à celle des
autres dont le mari était quelqu’un du village). Un
exemple de plus qui montre que les activités festives
faisaient partie intégrante de la vie communale qui leur
fournissait des bases matérielles. A l’heure actuelle on
a tendance à recourir à ces pratiques sociales
anciennes sous une forme ou une autre avec l’approbation de la
communauté.
D’un
autre côté, à force d’être soumis à
la pression morale dominante, les cultes ont petit à petit
abandonné les rituels secrets liés à la vie des
génies : les dernières cérémonies de ce
type remontent à l’avant-guerre (1944-1945). Certaines
localités, au nom de la morale ont fini par adopter le point
de vue officiel, en portant plainte pour diffamation contre ceux qui
dans des écrits révèlent leurs secrets. Question
d’optique : pour ces villages il s’agit de pures
calomnies qui caricaturent leurs génies, quant aux
spécialistes ils se contentent de rapporter sans aucune
condamnation les aspects intimes des génies quelque peu
extravagants. Ces conflits demeurent sans réponse : les
chercheurs de bonne foi sont unanimes pour confirmer la véracité
des faits et en fournir les preuves, et les autorités tardent
à prendre une quelconque décision, car elles hésitent
à soutenir les villages plaignants contre une communauté
scientifique qui remplit aussi le rôle de conseil dans ce
domaine.
Les
processions constituent aujourd’hui la cérémonie
commune à toutes les fêtes qui se respectent, c’est
la partie la plus spectaculaire. Les dames et les jeunes filles
prennent part activement à ces cérémonies dans
des tenues aux couleurs éclatantes comme le jaune ou le rouge.
Signe des temps, elles présentent des offrandes au génie
tutélaire invité à regagner le đình,
alors que dans le passé seuls les hommes pouvaient siéger
à l’intérieur de ce bâtiment. Certains
voient par là un signe de progrès social puisque les
deux sexes sont sur le même pied d’égalité,
tandis que d’autres, plus conservateurs, hésitent à
se prononcer car « cet aspect n’est pas conforme à
la tradition ». Il faut remarquer qu’effectivement
ce qui se passait au đình était l’affaires
des hommes puisque les femmes n’étaient pas autorisées
à y pénétrer. Ce trait discriminatoire dont
elles étaient victimes était soutenu par la culture
confucéenne, autrement dit celle des élites - locales
et nationales - qui avaient repris à leur compte le schéma
d’organisation sociale chinoise. On a ici un indice de plus
qui, avec l’origine chinoise du culte du génie tutélaire
dont nous avons parlé plus haut, confirme l’imprégnation
profonde du modèle chinois dans ces cultes. Pour justifier
cette ségrégation sexuelle on évoque souvent des
raisons d’ordre physique comme les souillures corporelles de la
femme, les menstruations particulièrement. Il y aurait une
étude à faire à part sur cette notion
d’« impureté » que les sociétés
patriarcales ont mise en place. Ces tabous transcendent les
frontières ethniques et géographiques et se sont
installés durablement en Asie du Sud-Est, en Nouvelle-Guinée
et en bien d’autres régions du monde encore. Quoi qu’il
en soit les femmes, sans doute poussées par leur côté
pieux et superstitieux, ont joué un grand rôle ces
dernières années dans ce processus qui était un
retour aux sources, mais qui renversa du coup les pratiques
habituelles. Dans le passé, la ruée vers les refuges
spirituels tels que pagodes ou temples dédiés à
Liễu Hạnh, ne fut-elle pas aussi la réaction des
femmes auxquelles on avait confisqué tout rôle social ?
Notes :
33
Certains
disent qu’il était tout simplement poussé par
son épouse, qui comme la plupart des Vietnamiennes est très
attachée aux cultes.
34
Pháp lệnh bảo vệ
và sử dụng di tích lịch sử văn
hóa và danh lam thắng cảnh
(Règlementation sur la protection et l’usage des sites
d’histoire culturelle et des lieux touristiques), édité
par le Service de la Culture et de l’Information de la
province de Thái Bình, 1991, p. 41-42.
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