Vers la fin des années 1920, Pablo Neruda a été nommé consul du Chili à Rangoon ce qui lui a
permis de voyager en Asie du Sud et du Sud-Est. Un soir il se trouva dans un autobus déglingué "parmi
des paniers de légumes et des cages de volailles" quelque part en pleine forêt au Cambodge. Soudain
la voiture tomba en panne et s'arrêta. Neruda se prépara à affronter ses bourreaux éventuels, étant donné
sa mésaventure à Shanghai un soir de pluie où une bande de malfaiteurs avec la complicité du
cyclo-pousse l'a dépouillé. Les autres voyageurs se sont tous sauvés en un clein
d'oeil, Neruda se trouva seul dans le bus et s'attendait au pire. Dans l'obscurité, il pensait déjà qu'il allait
mourrir loin de son pays aimé, loin des amis et des livres.
"Brusquement une lumière apparut, puis une autre lumière. Le chemin se couvrit de lumières. Un tambour
roula et les notes stridentes de la musique cambodgienne éclatèrent. Flûtes, tambourins et torches
remplirent de clarté et de sons le chemin. Un homme monta qui me dit en anglais :
- L'autobus est en panne. Comme l'attente sera longue, peut-être jusqu'à l'aube, et qu'il n'y a rien ici où
dormir, les passagers sont allés chercher une troupe de musiciens et de danseurs pour vous divertir.
Durant des heures, sous ces arbres qui ne me menaçaient plus, j'assistai aux merveilleuses
danses rituelles d'une noble et antique culture et j'écoutai jusqu'au lever du soleil la délicieuse musique
qui envahissait le chemin."[1]
Notes :
[1]. Pablo Neruda, J'avoue que j'ai vécu. Mémoires,
traduit de l'espagnol par Claude Couffon, Paris, Gallimard, 1975, p. 107-108.