K r i s h n a m u r t i

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Extraits de causeries et d'échanges avec Krishnamurti

Extraits de causeries et d'échanges avec Krishnamurti




Un petit panorama des thèmes abordés par Krishnamurti lors de ses causeries ou des échanges avec ses interlocuteurs. Ce choix qui est tout à fait arbitraire pour ne pas dire personnel ne repose sur aucun critère. Il ne s'agit bien sûr que des extraits d'ouvrages dont les références sont indiquées en fin de chaque extrait.



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Peut-on décider de l'interêt du peuple ? [1]


Nous étions plusieurs dans la pièce. Deux des visiteurs avaient passé de nombreuses années en prison pour des raisons politiques. Ils avaient souffert et s'étaient sacrifiés pour la libération du pays, et ils étaient fort connus. Leurs noms apparaissaient souvent dans les journaux, et bien qu'ils soient réservés, ils avaient pourtant dans le regard cette arrogance particulière à la réussite et à la célébrité. Ils étaient cultivés et s'exprimaient avec cette aisance que confère l'habitude de parler en public. Il y avait aussi un homme politique, de forte corpulence et au regard aigu, dont l'esprit regorgeait de projets et qui pensait beaucoup à sa propre promotion. Il avait lui aussi été en prison et pour les mêmes raisons, mais il était maintenant au pouvoir et son regard était assuré et résolu. Il savait manipuler les idées et les hommes. Il y en avait un autre qui avait renoncé aux biens de ce monde et qui était avide du pouvoir de bien faire. Très cultivé et connaissant nombre de citations appropriées, il avait un sourire authentiquement gentil et agréable et il parcourait pour l'instant le pays, discutant, persuadant et jeûnant. Il y avait encore trois ou quatre hommes qui eux aussi aspiraient à gravir les échelons spirituels ou politiques de la renommée ou de l'humilité.

— Ce que je ne comprends pas, commença l'un d'eux, c'est que vous soyez tellement contre l'action. La vie, c'est l'action, car sans elle, la vie n'est plus qu'un processus de stagnation. Nous avons besoin d'hommes d'action dévoués pour changer les conditions sociales et religieuses de ce malheureux pays. Vous n'êtes sans doute pas contre les réformes : les nantis donnant de leur plein gré quelques-unes de leurs propriétés terriennes à ceux qui n'ont rien, l'éducation des villageois et l'amélioration de leurs villages, l'abolition des divisions de caste, et ainsi de suite.

Les réformes, si nécessaires soient-elles, ne suscitent que le besoin d'autres réformes et cela ne cesse jamais. Ce qui est essentiel, c'est une révolution dans l'esprit de l'homme, et non pas une réforme fragmentaire. Sans un changement fondamental dans l'esprit et le cœur de l'homme, les réformes ne font jamais que l'endormir en l'aidant à se satisfaire un peu plus. Cela n'est-il pas évident ?

— Vous voudriez que nous n'entreprenions aucune réforme ? demanda l'un d'eux avec une intensité surprenante.

— Je crois que vous ne comprenez pas, expliqua l'un des plus âgés. Il veut dire que les réformes ne suffiront jamais à transformer l'homme totalement. Et de fait, les réformes font obstacle à cette transformation totale, car elles endorment l'homme en lui procurant une satisfaction temporaire. Et en augmentant le nombre de ces réformes gratifiantes, vous ne réussissez qu'à plonger votre prochain dans la torpeur du contentement.

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— Mais si nous décidions de nous limiter à une seule réforme essentielle — disons par exemple, le don consenti de terres aux déshérités — et que cela ait lieu, ne serait-ce pas un bienfait ?

Peut-on isoler une partie du champ complet de l'existence ? Peut-on l'entourer d'une barrière et se concentrer sur elle sans que cela affecte le reste du champ ?

— Mais affecter la totalité du champ de l'existence est précisément ce que nous voulons faire. Lorsque nous aurons mené à bien une réforme, nous en entreprendrons une autre.

Est-ce par la partie que l'on peut comprendre la totalité de la vie ? Ou bien faut-il d'abord percevoir l'ensemble et le comprendre pour pouvoir ensuite considérer les parties et les restructurer dans leur rapport à l'ensemble ? Si nous ne comprenons pas l'ensemble, le fait de se concentrer sur une simple partie ne peut que susciter une confusion et une souffrance plus grandes.

— Faut-il comprendre, demanda celui qui s'étonnait intensément, que nous ne devons pas agir ou entreprendre des réformes sans avoir auparavant étudié la totalité du processus de l'existence ?

— C'est parfaitement absurde, coupa le politicien. Nous n'avons tout simplement pas le temps de chercher à découvrir le sens de la vie. Il nous faut laisser cela aux rêveurs, aux gourous, aux philosophes. C'est nous qui devons faire face à l'existence de chaque jour. Nous devons agir, nous devons légiférer, gouverner et sauver l'ordre du chaos. Ce qui nous préoccupe, ce sont les digues, l'irrigation et une agriculture améliorée. Nous nous occupons du commerce, de l'économie, et nous traitons avec les puissances étrangères. Nous nous estimons satisfaits de pouvoir continuer jour après jour sans qu'une grande catastrophe ne se produise. Nous somme des artisans qui occupons des postes de responsabilité, et nous devons agir au mieux de nos capacités dans l'intérêt du peuple.

Puis-je vous demander comment vous savez ce qu'est l'intérêt du peuple ? Vous supposez que vous le savez. Et vous débutez par tellement de conclusions. Lorsque l'on débute par une conclusion, qu'il s'agisse des vôtres ou de celles d'autrui, toute pensée cesse. Supposer froidement que vous savez, et que l'autre ne sait pas, peut conduire à une souffrance plus grande que celle de ne faire qu'un repas par jour, car c'est la vanité des conclusions qui engendre l'exploitation de l'homme. Dans l'empressement que nous mettons à agir pour le bien des autres, il semble que nous leur fassions plutôt beaucoup de mal.

— Certains d'entre nous pensent savoir réellement ce qui est bon pour ce pays et ses habitants, expliqua le politicien. Naturellement, l'opposition croit elle aussi qu'elle sait. Mais heureusement pour nous, l'opposition n'est pas très puissante dans ce pays, c'est pourquoi nous triompherons et aurons ainsi la possibilité d'expérimenter ce qui nous semble être juste et utile.

Chaque parti sait, ou croit savoir, quel est l'intérêt du peuple. Mais ce qui est véritablement bon ne saurait créer d'antagonisme, dans le pays ou à l'étranger. Cela ne peut qu'unifier l'homme et son semblable. Ce qui est véritablement bon pour l'homme ne s'occupera que de la totalité de l'homme, et non pas d'un bénéfice superficiel qui pourrait tout aussi bien déboucher sur des catastrophes et des souffrances plus grandes. Cela mettra un terme à la division et à l'inimitié que le nationalisme et les religions organisées ont créées. Mais ce bien-là se découvre-t-il si facilement ?

— Si nous devions entrer dans le détail de toutes les implications de ce qui est bon pour l'homme, nous n'arriverions nulle part, et nous serions incapables d'agir. Des nécessités immédiates demandent une action immédiate, quand bien même cette action déboucherait-elle sur un désordre périphérique, répliqua le politicien. Il se trouve que nous n'avons absolument pas le temps de spéculer, de philosopher. Certains d'entre nous sont occupés du lever du jour à la tombée de la nuit, et nous ne pouvons pas nous asseoir pour réfléchir sur le sens profond de chacun des actes que nous devons faire. Nous ne pouvons absolument pas, littéralement, nous payer le luxe de la réflexion approfondie, et nous laissons cela à d'autres.

— On dirait que vous suggérez, dit l'un de ceux qui n'avaient encore rien dit, qu'avant d'accomplir ce qui nous semble être un acte juste et bon, nous devrions réfléchir plus profondément à la signification de cet acte, puisque, même s'il peut nous sembler utile, il peut également être facteur d'immenses souffrances par la suite. Mais se peut-il que nous ayons une telle intuition profonde de nos propres actes ? Au moment d'agir, il se peut que nous le pensions, mais notre aveuglement peut nous apparaître plus tard.

Au moment d'agir, nous sommes enthousiastes, impétueux, nous sommes emportés par une idée, ou par la personnalité ou le magnétisme d'un leader. Or tous les leaders, du tyran le plus abject à l'homme politique le plus religieux, déclarent qu'ils agissent dans l'intérêt de l'homme et tous nous mènent au tombeau. Mais nous subissons cependant leur influence et nous les suivons. N'avez-vous jamais été influencé par l'un de ces leaders ? Il se peut qu'il soit mort, mais vous continuez à penser et à agir selon ses décrets, ses formules, sa façon de vivre. Ou alors vous êtes influencé par un leader plus récent. Et nous passons ainsi d'un chef à un autre, les abandonnant au gré de notre convenance, ou bien lorsque apparaît un autre leader qui nous fait encore d'autres promesses en ce qui concerne notre « intérêt ». Dans notre enthousiasme, nous faisons des adeptes qui tombent dans le filet de nos convictions, et bien souvent ils y sont encore tandis que nous sommes passés à d'autres leaders et d'autres convictions. Mais ce qui est véritablement bon pour l'homme n'est pas assujetti à des influences, à des contraintes et des commodités, et tout acte qui ne correspond pas à cette description est appelé à susciter la confusion et la souffrance.

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— Je crois en effet que nous pouvons tous plaider coupable, pour ce qui est d'avoir été influencé par un leader, directement ou indirectement, reconnut celui qui venait de parler, mais le problème est le suivant. Étant donné que la société nous procure nombre de bénéfices et que nous lui donnons fort peu en retour, et compte tenu de toute cette souffrance que nous voyons autour de nous, nous estimons avoir une responsabilité envers la société et c'est pour cela que nous devons faire quelque chose pour alléger cette souffrance sempiternelle. Beaucoup parmi nous, cependant, se sentent un peu perdus, et c'est la raison pour laquelle nous suivons une personnalité plus forte que la nôtre. La vie de ce leader tout entière consacrée à une cause, son évidente sincérité, l'importance capitale de ses pensées et de ses actes, tout cela nous influence beaucoup et de diverses façons nous devenons ses adeptes. Sous son influence, nous entrons vite en action, qu'il s'agisse de la libération du pays, ou de l'amélioration des conditions sociales. Le fait d'accepter l'autorité est enraciné en nous, et c'est de cette acceptation que naît l'action. Ce que vous nous dites est tellement contraire à ce à quoi nous sommes habitués que nous n'avons plus la moindre référence pour juger et agir. J'espère que vous comprenez combien cela est difficile pour nous.

De toute évidence, tout acte reposant sur l'autorité d'un livre, aussi sacré soit-il, ou sur l'autorité de quelqu'un, aussi noble et saint puisse-t-il être, n'est qu'un acte inconsidéré qui provoquera inévitablement la confusion et la souffrance. Dans ce pays comme dans d'autres, le leader tire son autorité de l'interprétation des livres dits sacrés, qu'il cite généreusement, ou encore de sa propre expérience, conditionnée par son passé, ou bien de sa vie austère, qui elle aussi est basée sur l'exemple de vies édifiantes. De sorte que la vie du leader est tout autant liée à l'autorité que la vie de son adepte. Tous deux sont esclaves du livre, et de leur expérience ou savoir réciproque. Et compte tenu de cet arrière-plan, vous voulez refaire le monde. Est-ce possible ? Ne devriez-vous pas plutôt écarter toute cette approche autoritaire et hiérarchisée de la vie et envisager les différents problèmes avec un esprit frais et passionné ? Vivre et agir ne sont pas deux choses séparées, mais sont en corrélation et forment un processus unitaire. Et vous venez pourtant de les séparer, n'est-ce pas ? Vous considérez que la vie quotidienne, ses pensées et ses actes, diffère de l'action qui changera le monde.

— C'est cela, en effet, reprit mon dernier interlocuteur. Mais comment pourrions-nous rejeter ce joug d'autorité et de tradition que nous avons accepté depuis l'enfance, de notre plein gré ? Cela fait partie d'une tradition immémoriale, et vous venez nous dire de rejeter tout cela et de ne nous fier qu'à nous-mêmes ! D'après ce que j'ai lu et entendu, vous avez dit aussi que l'Atman lui-même n'avait pas de permanence. Vous pouvez imaginer combien nous sommes perplexes.

Se pourrait-il que vous n'ayez jamais remis en question la notion autoritaire de l'existence ? Mettre en question l'autorité, c'est la meilleure façon d'y mettre un terme. Il n'existe pas de méthode ou de système qui puisse libérer l'esprit de l'autoritarisme et de la tradition, car s'il en était un, c'est alors ce système qui deviendrait facteur de domination et d'oppression. Pourquoi acceptez-vous l'autorité, au sens le plus profond de ce mot ? Vous acceptez l'autorité, tout comme fait le gourou, afin d'être en sécurité, d'être sûr, d'être rassuré, de réussir, d'atteindre l'autre rive. Vous êtes comme le gourou les adorateurs de la réussite, c'est l'ambition qui vous mène tous deux. Là où est l'ambition n'est pas l'amour. Et l'action dépourvue d'amour n'a aucun sens.

— Je conçois, intellectuellement, que ce que vous dites est vrai, mais intérieurement, émotionnellement, je ne ressens pas cette authenticité.

Il n'existe pas de compréhension intellectuelle : nous comprenons ou nous ne comprenons pas. Cette division de nous-mêmes en compartiments étanches est encore une autre de nos absurdités. Il vaudrait beaucoup mieux reconnaître que nous ne comprenons pas plutôt que de soutenir qu'il existe une compréhension intellectuelle, qui n'engendre que l'arrogance et le conflit que nous nous imposons à nous-mêmes.

— Nous avons abusé de votre temps, mais peut-être nous permettrez-vous de revenir.

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Notes :
[1]. Extraits de : Comentaires sur la vie,Tome III, (titre original : Commentaries of living), traduit par Nicole Tisserand, Buchet/Chastel, 1973, 1998, pp. 22-28.

Crédits photos :
- Vignettes 1 : Collection personnelle.
- Vignette2 :


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