K r i s h n a m u r t i

K r i s h n a m u r t i




Extraits de causeries et d'échanges avec Krishnamurti

Extraits de causeries et d'échanges avec Krishnamurti




Un petit panorama des thèmes abordés par Krishnamurti lors de ses causeries ou des échanges avec ses interlocuteurs. Ce choix qui est tout à fait arbitraire pour ne pas dire personnel ne repose sur aucun critère. Il ne s'agit bien sûr que des extraits d'ouvrages dont les références sont indiquées en fin de chaque extrait.



trait

Sur le deuil [1]


L'interlocutrice était venue assister à l'une des causeries publiques de Krishnamurti, organisées à Saanen, en Suisse.

INTERLOCUTRICE — J'ai perdu mon mari et mon fils voici trois ans. Il m'est encore très difficile de me défaire du souvenir de ce désespoir absolu. Il doit y avoir un moyen, vous le connaissez peut-être. Je suis venue de très loin pour assister à vos causeries, et j'y ai trouvé un certain réconfort. Puis-je vous demander de parler de la mort et du détachement ?

KRISHNAMURTI — Tout d'abord, parlons un peu ensemble de ce que signifie le fait d'être attaché, et de la différence qui existe entre attachement et détachement. Qu'est-ce que l'attachement? Pourquoi sommes-nous attachés à un pays, à une personne, à une expérience, une idéologie, à des a priori ? Pourquoi l'attachement nous touche-t-il tous, dans le monde entier, même si pour chacun les circonstances, l'environnement social et moral peuvent varier? L'homme ne fait que reproduire sempiternellement les mêmes schémas. À un certain moment du passé, j'ai vécu une expérience qui m'a profondément remué, qui a donné une couleur à mon existence, qui lui a insufflé un sens, alors je m'accroche au souvenir de cette expérience, qui est maintenant passée, qui n'est plus qu'une expérience morte. Pourquoi faisons-nous cela, me demande mon amie - pourquoi les êtres humains, où qu'ils vivent, restent-ils agrippés d'une manière ou d'une autre à leur pays, à leurs biens, à leurs richesses, à leur femme, à leur mari, et ainsi de suite ? Pourquoi ? Mon amie et moi allons en discuter - tandis que le reste de l'auditoire nous écoute. Pourquoi nous accrochons-nous aux choses, pourquoi y sommes-nous attachés? Le mot attachement est de la même famille que l'italien attacare, qui signifie s'accrocher à quelque chose sans lâcher prise.

photo
L'attachement est-il dû à nos insuffisances intérieures ? Est-ce en raison de notre solitude que naît en nous ce sentiment de possession, qui peut s'adresser aussi bien à un meuble qu'à une maison ou à une personne? Posséder quelque chose, pouvoir dire «ça m'appartient» procure un grand plaisir. Les êtres humains que nous sommes, vous et moi, n'auraient-ils donc rien de profond, d'essentiel sur quoi s'appuyer, ce qui expliquerait que nous nous accrochions à des choses superficielles, sans doute éphémères, ou même mortelles ? Nous savons inconsciemment que cette mort est annoncée, mais nous continuons à nous accrocher. Tant pis si c'est une illusion. «Illusion» a pour racine un mot qui signifie jouer. Nous jouons avec nos illusions, et nous y trouvons apparemment notre compte. Ou alors nous nous inventons subtilement un personnage, évoluant à un autre niveau, et auquel nous nous accrochons.

Ainsi, toutes ces choses que nous créons de toutes pièces, nous ne les lâchons plus. Pourquoi ? Est-ce par peur de n'être rien, de n'avoir rien à quoi s'accrocher? Est-ce parce que le fait de posséder, de tenir à quelque chose, de s'y agripper, nous donne un profond sentiment de sécurité, de bien-être, quand la vie est si pleine d'incertitude, de danger et d'une incroyable violence? Le monde où nous vivons ressemble de plus en plus à un camp de concentration.

Pourquoi sommes-nous tous, sans exception, attachés à quelque chose ? Et en ayant sous les yeux toutes ces formes d'attachement des plus divers, pourquoi ne voyons-nous pas tout ce qu'il en résulte de peur, d'angoisse, de douleur? Cela, il faut le voir en toute lucidité, et ne pas compter sur le temps pour y mettre fin. Par exemple, je suis attaché à ma femme, et je constate, aussi bien intellectuellement que d'un point de vue plus fondamental, que cet attachement a de nombreuses conséquences douloureuses, terribles. Le constat a beau être des plus logique et rationnel, je n'arrive pas à lâcher prise, parce que j'ai trop peur de me retrouver seul, la solitude me hante. Pourtant, je vois clairement les choses - et mon amie et moi-même étant tous les deux assez intelligents, rien n'échappe à notre regard. Je pourrais très bien dire alors: "Avec le temps, je viendrai à bout de cet attachement, je comprendrai petit à petit, je finirai peu à peu par lâcher prise." Pourtant, croire que la situation puisse évoluer de manière progressive est une absurdité totale : ou bien je saisis l'ensemble du problème et j'y mets fin immédiatement, ou bien je me conduis de façon stupide, en choisissant de me raccrocher à quelque chose, au souvenir défunt de ce qui n'est plus.

L'intelligence consiste donc à voir l'intégralité de ce mouvement d'attachement, tant sur le plan intérieur qu'extérieur, à en saisir le processus complet, et cette perception même suffit à y mettre fin. L'intelligence ne consiste pas à remettre à plus tard, à laisser le temps faire son travail de sape sur l'esprit, sur le cerveau, car en réalité, remettre toujours à plus tard, laisser aller ou laisser faire trop de choses, c'est vivre dans des schémas déjà révolus, dans le souvenir du passé défunt. Le cerveau finit ainsi par vivre au contact de choses caduques, appartenant au passé. Et vivre dans le passé a toujours pour effet d'entamer les qualités du cerveau, d'émousser sa vivacité.

Imaginons-nous tous les deux tranquillement assis sur un banc dans la forêt, ayant ainsi fait le tour de cette question de l'attachement. Et examinons à présent ce qu'est le détachement. Est-ce le contraire de l'attachement? Si l'on s'efforce au détachement, cela équivaut à contracter une autre forme d'attachement, et on se retrouve au même point. J'espère que c'est clair. En d'autres termes, si le détachement est diamétralement opposé à mon attachement, alors il y a conflit. Nous sommes bien d'accord ? Il y a conflit entre mon attachement et mon objectif- être détaché. Toute mon attention, toute mon énergie tendent vers un seul but - le détachement - tout en sachant que je suis attaché.

Il nous faut donc découvrir la nature de la relation - à supposer qu'il y en ait une - entre l'attachement et le détachement. À moins qu'il n'en existe aucune?

Lorsque cesse l'attachement, le mot "détachement" devient superflu. L'attachement prend fin, et voilà tout. Mais pour la plupart d'entre nous, notre cerveau est conditionné à admettre cette loi des contraires.

photo
Or, on peut se demander si la notion de contraire est bien réelle. Bien sûr, au niveau physique les contraires existent : le grand s'oppose au petit, le large à l'étroit, le beau au laid, etc. Mais sur le plan psychologique, intérieur, existe-t-il des contraires ? Ou n'existe-t-il que des faits - autrement dit ce qui est? Et c'est pour nous débarrasser de ce qui est que nous lui inventons un contraire. J'espère que vous et moi, grâce à notre conversation sur ce banc, nous sommes en passe de nous comprendre. Entre amis, toute notion d'autorité est hors de question. Entre amis qui ont exploré ensemble le sujet, toute affirmation péremptoire est exclue. La coopération et la compréhension mutuelle sont totales. L'un ne dicte pas sa loi à l'autre, tous deux suivent ensemble le même chemin, avec la même ferveur, la même intensité.

Supposons qu'entre vous et moi, il soit clair à présent qu'il n'y a aucun rapport, aucune relation entre l'attachement et le détachement, qu'il y a seulement cessation de l'attachement, et rien de plus. Et l'amour dans tout cela ? L'amour est-il l'attachement ? Je suis attaché à ces conversations, où sur ce banc familier, chaque soir, je peux évoquer mes problèmes avec mon ami. Et quand la rencontre n'a pas lieu, il me manque. Nous cherchons ensemble la réponse à la même question : l'amour, est-ce l'attachement? L'amour consiste-t-il à posséder quelqu'un, à se cramponner à quelqu'un ou à quelque chose, que ce soit à l'idée de Dieu, à l'idée de libération, à la notion de liberté, ou au concept selon lequel la possession contribue à l'épanouissement de l'amour? Nous voulons donc savoir s'il existe un lien entre l'attachement et l'amour. Mon ami est marié, il n'en est pas à son premier mariage, et ces expériences ont été douloureuses. Il n'est pas très heureux, mais il pense être toujours amoureux de sa femme actuelle. Et il me dit: «La perdre est impensable, il faut que je m'accroche, car sans elle ma vie est un désert. » Vous savez ce que c'est, n'est-ce pas ? Il dit : "Je ne veux pas qu'elle s'en aille. Elle a des projets très différents des miens, cela risque de l'éloigner de moi. Alors, à bout d'arguments, j'étouffe mes propres envies, et je finis par lui céder. Mais le conflit intime qui nous oppose est perpétuellement présent." Cette histoire a un goût de déjà-vu que vous connaissez bien, n'est-ce pas? J'ai donc réduit à une petite chose triviale toute cette immensité de l'amour, qui est extraordinaire, et que je ne comprends pas. Autrement dit, je suis attaché, je suis possessif, je refuse de perdre. Si je perds, je suis malheureux. Et c'est cela que j'appelle l'amour ! Est-ce vraiment cela, l'amour? Ne soyez pas trop vite d'accord. Ne dites pas trop vite : ce n'est pas cela. Car si l'amour, ce n'est pas cela, la question est close. Mais la plupart du temps, nous avons peur, comme mon ami, d'en voir toutes les complexités. Mon ami, lui, préfère changer de sujet, car s'il se rendait vraiment compte que l'attachement n'est pas de l'amour, alors il irait tout droit trouver sa femme et lui dirait : "Je t'aime, pourtant je ne suis pas attaché à toi." Que se passerait-il? Elle pourrait fort bien lui lancer une brique à la figure. Ou s'en aller, car sa vie n'est faite que d'attachements - que ce soit aux meubles, aux idées, aux enfants ou au mari - vous me suivez ?

Quelle relation puis-je avoir, à présent que j'ai compris que l'amour n'était ni l'attachement, ni la jalousie, ni l'ambition ou la compétition ? Pour moi, c'est une réalité, pas une simple construction verbale. Quelle relation puis-je avoir avec ma femme qui est si différente ? Allez-y, cherchez, c'est votre problème, pas le mien. (...)

trait

Notes :
[1]. Extraits de : Krishnamurti en question, traduit de l'anglais par ColetteJoyeux, Stock, Livre de poche, 1998, 2005, pp: 421-427.

Crédits photos :
- Vignettes 1 : Collection personnelle.
- Vignette2 :


Sommaire de la rubrique
haut de page