K r i s h n a m u r t i

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Extraits de causeries et d'échanges avec Krishnamurti

Extraits de causeries et d'échanges avec Krishnamurti




Un petit panorama des thèmes abordés par Krishnamurti lors de ses causeries ou des échanges avec ses interlocuteurs. Ce choix qui est tout à fait arbitraire pour ne pas dire personnel ne repose sur aucun critère. Il ne s'agit bien sûr que des extraits d'ouvrages dont les références sont indiquées en fin de chaque extrait.



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Sur le temps [1].

QUESTION : Le passé peut-il se dissoudre tout d'un coup, ou faut-il du temps pour cela ?

KRISHNAMURTI : — Nous sommes le résultat du passé. Notre pensée est fondée sur hier et beaucoup de milliers d'hiers. Nous sommes le résultat du temps et nos réactions, notre comportement actuels, sont les effets cumulatifs de beaucoup de milliers d'instants, d'incidents, d'expériences. Donc, le passé est, pour la majorité d'entre nous, le présent ; c'est là un fait qui ne peut être nié. Vous, vos pensées, vos actes, vos réactions, vous êtes le résultat du passé. Or, vous voulez savoir si le passé peut être effacé immédiatement, par l'effet d'une action en dehors de la durée, ou si l'esprit a besoin de temps pour être affranchi, dans le présent, de ce passé cumulatif. Il est important de comprendre cette question, qui est celle-ci : étant donné que chacun de nous est le résultat du passé, avec un arrière-plan d'influences innombrables, en perpétuel changement, est-il possible d'effacer cet arrière-plan sans passer par le processus du temps ?

Qu'est-ce que le passé ? Qu'entendons-nous par passé ? Nous ne parlons pas ici du passé chronologique, c'est bien évident. Nous parlons des expériences accumulées, des réactions emmagasinées, des souvenirs, des traditions, des connaissances, des entrepôts subconscients de pensée innombrables, de sentiments, d'influences, de réponses. Avec cet arrière-plan, il n'est pas possible de comprendre la réalité parce que celle-ci ne peut être d'aucun temps : elle est intemporelle. On ne peut pas comprendre l'intemporel avec un esprit qui est le produit du temps. Vous voulez savoir s'il est possible de libérer l'esprit tout de suite : s'il est possible à l'esprit (qui est le résultat du temps) de cesser d'être, Immédiatement ; ou au contraire s'il faut passer par une longue série d'examens et d'analyses pour libérer l'esprit de son arrière-plan. L'esprit « est » l'arrière-plan ; il « est » le résultat du temps ; il « est » le passé ; l'esprit n'est pas le futur, mais peut se projeter dans l'avenir. Il se sert du présent comme passage vers le futur ; il est donc toujours, quoi qu'il fasse, quelles que soient ses activités passées, présentes et futures, dans le réseau du temps. L'esprit peut-il cesser complètement ? Le processus de pensée peut-il prendre fin ? Nous nous rendons compte que l'esprit, que ce que nous appelons la conscience, se compose de beaucoup de couches, interdépendantes et interagissantes : notre conscience n'est pas seulement l'expérience mais aussi les noms, les mots qui s'y ajoutent, et l'emmagasinage des souvenirs. Tel est le processus de la conscience.

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Lorsque nous parlons de conscience, nous parlons de l'expérience, des noms que nous lui donnons et de l'emmagasinage dans la mémoire qui en résulte. Tout cela à différents niveaux est la conscience. L'esprit, qui est le résultat du temps, doit-il passer par le processus de l'analyse, pas à pas, en vue de se libérer de l'arrière-plan, ou peut-on être entièrement affranchi du temps et regarder directement la réalité ?

De nombreux psychanalystes nous disent que pour nous libérer de l'arrière-plan nous devons examiner chaque réaction, chaque complexe, chaque obstacle, chaque blocage, ce qui évidemment implique le temps. Cela veut dire aussi que je dois comprendre ce que j'analyse en moi-même et ne pas me tromper dans mon interprétation., Si je traduis mal, je parviens à des conclusions erronées et établis ainsi un nouvel arrière-plan. Je dois donc être capable d'analyser mes pensées et mes sentiments sans les déformer, et je ne dois pas manquer un seul pas de l'analyse, parce que tout faux pas, toute erreur dans mes conclusions, rétablit un arrière-plan, sur d'autres bases, et à d'autres niveaux. J'en viens ainsi à me demander si, en tant que mon propre analyste, je suis autre chose que ce que j'analyse. L'analyste et l'objet analysé ne sont-ils pas un seul et unique phénomène ?

Certes l'expérience et celui qui vit l'expérience sont un seul phénomène ; ce ne sont pas deux processus distincts. Mais examinons les difficultés de ce procédé. Il est à peu près impossible d'analyser tout le contenu de notre conscience et de nous libérer ainsi. Après tout, qui est cet analyste ? Quoi qu'il en pense, il n'est pas autre chose que ce qu'il analyse. Il peut s'en détacher par l'esprit, mais il en est partie intégrante. Lorsque j'ai une pensée, un sentiment, lorsque je suis en colère, par exemple, moi qui analyse la colère, je suis toujours partie intégrante de la colère. Il y a donc des difficultés incalculables à s'élucider, à se révéler à soi-même comme on lirait un livre, une page après l'autre. Ce n'est pas ainsi que l'on s'affranchit de l'arrière-plan. Il doit y avoir une voie beaucoup plus simple, plus directe, et c'est ce que nous allons, vous et moi, chercher ensemble. Pour la découvrir, nous devons écarter ce qui est faux, et l'analyse n'étant pas cette voie, nous libérer de cette méthode.

L'art de voir

(...) C'est un art véritable auquel il faut consacrer une grande attention. Nous ne voyons que très partiellement; jamais nous n'avons une vision complète de quelque chose, jamais la totalité de notre esprit ni la plénitude de notre coeur ne sont engagées. Faute d'apprendre cet art extraordinaire, il me semble que nous persistons à vivre, à fonctionner par une très petite partie de notre esprit, une parcelle de notre cerveau. Pour des raisons diverses, nous sommes tellement conditionnés, tellement obsédés par nos propres problèmes, et chargés du lourd fardeau de la croyance, de la tradition, du passé, que nous sommes incapables de regarder ou d'écouter. Jamais nous ne voyons un arbre, nous le percevons toujours à travers l'image que nous en avons, à travers le concept de cet arbre; mais le concept, le savoir, l'expérience sont tout autre chose que l'arbre réel. Ici nous sommes par bonheur entourés de beaucoup d'arbres, et si vous regardez autour de vous, tandis que l'orateur poursuit le sujet qu'il traite, si vous regardez vraiment, vous sentirez combien il est difficile de voir le tout de façon qu'aucune image, aucun écran ne s'interpose entre votre vision et le fait réel. (...) [2]
Et que vous reste-t-il ? Car vous ne connaissez, vous ne pratiquez que l'analyse. L'observateur observant, l'observateur essayant de s'expliquer ce qu'il a observé, ne se libérera pas de l'arrière-plan parce que l'arrière-plan et lui sont un seul phénomène. S'il en est ainsi, — et il en est ainsi — vous abandonnerez ce procédé, n'est-ce pas ? Si vous voyez que cette voie est fausse, si vous vous rendez compte, non pas verbalement mais en fait, que cette méthode est erronée, qu'arrive-t-il à votre analyse ? Vous cessez d'analyser, et puis que vous reste-t-il ? Observez, suivez ce qui vous reste et vous verrez avec quelle rapidité on peut être affranchi de l'arrière-plan. Si cette voie n'est pas la bonne, que vous reste-t-il ? Quel est l'état dans lequel se trouve un esprit accoutumé à analyser, tester, observer, disséquer, conclure et recommencer ? Si vous arrêtez net ce processus, dans quel état se trouve votre esprit ?

Vous me répondez qu'il est dans un état de vide. Allez plus loin dans ce vide. Lorsque vous rejetez ce que vous savez être faux, qu'arrive-t-il à votre esprit ? Somme toute, qu'avez-vous écarté ? Vous avez rejeté le procédé erroné qui résulte de l'arrière-plan. D'un seul coup, pour ainsi dire, vous avez rejeté tout cela. Alors votre esprit — lorsque vous écartez la méthode analytique avec toutes ses implications, et la voyez erronée — est libre d'hier et par conséquent susceptible de perception directe sans passer à travers tout le processus du temps ; il est susceptible d'un rejet immédiat de l'arrière-plan.

Situons la question autrement : la pensée est un produit du temps, n'est-ce pas ? La pensée résulte du milieu, des influences sociales et religieuses, tout cela faisant partie du temps. Demandons-nous alors comment la pensée pourrait être affranchie du temps. La pensée, qui est un résultat du temps, peut-elle s'arrêter et être affranchie du temps ? Elle peut être dominée, façonnée, mais la discipline de l'esprit est encore dans le réseau du temps. Ainsi notre difficulté est : comment un esprit qui est le résultat du temps, de nombreux milliers d'hiers, peut-il être instantanément libre de cet arrière-plan si complexe ? Vous pouvez en être libre, mais dans le présent, dans le maintenant, pas demain. Cela ne peut se faire que lorsque vous vous rendez compte de ce qui est faux. Le faux est évidemment le procédé analytique, et c'est le seul instrument que nous ayons.

Lorsque le processus analytique s'arrête complètement, non pas par une discipline mais par la compréhension de son inévitable erreur, vous voyez que votre esprit est complètement dissocié du passé ; ce qui ne veut pas dire que vous ne reconnaissiez pas le passé mais que votre esprit n'a pas de communion directe avec lui. Alors il peut se libérer du passé immédiatement, maintenant, et cette dissociation du passé, cette liberté complète par rapport à hier (non pas chronologique, mais psychologique) est possible ; et c'est la seule voie vers la compréhension de la réalité. Demandons-nous plus simplement quel est l'état de notre esprit lorsque nous voulons comprendre quoi que ce soit. Lorsque vous voulez comprendre votre enfant, ou telle personne, comprendre ce qu'elle dit, quel est l'état de votre esprit ? Vous n'analysez pas, vous ne critiquez pas, vous ne jugez pas ce que l'autre est en train de dire : vous écoutez tout simplement. Votre esprit est dans un état où le processus de la pensée n'est pas actif tout en étant sur le qui-vive. Et cette vivacité n'est pas dans le réseau du temps. Vous n'êtes que vivacité, réceptivité passive et totalement lucide ; ce n'est qu'en cet état qu'il y a compréhension. Lorsque l'esprit agité questionne, se tracasse, dissèque, analyse, il n'y a pas de compréhension. Lorsqu'il y a l'intensité de comprendre, l'esprit est évidemment tranquille. Cela, naturellement, doit être vécu ; mais l'on voit facilement que plus on analyse, moins on comprend. On peut comprendre certains événements, mais tout le contenu de la conscience ne peut pas être vidé par un processus analytique. Il ne peut être vidé que lorsque l'on voit l'erreur de l'approche analytique. Lorsque l'on voit l'erreur sous son vrai jour on commence à découvrir le vrai, et c'est la vérité qui nous libérera de l'arrière-plan.

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Notes :

[1].Extrait de La première et la dernière liberté, Stock, 1992, pp.314-319

[2].Extrait de L'éveil de l'intelligence, traduction d'Anette Duché, (Titre original, The Awakening of the Intelligence), Stock + Plus, 1980, pp. 209-210.



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