D'aucuns diraient que c'est un peu insolite que ce titre figure sur cette liste d'ouvrages dont les contenus
n'ont rien à voir entre eux. Non, ce n'est pas si insolite, ni si incongru que ça, si on tient compte de leur impact,
de leur accueil par les médias officiels.
Il y a quelques années quand je préparais une intervention à l'université Paris 7 dans le cadre d'un séminaire
adressé aux étudiants de la section de vietnamien
[1], j'ai cherché en vain
un compte rendu du livre de Françoise Gange; sept ans se sont écoulés, je viens de refaire cette même
recherche : toujours rien dans les grands quotidiens, revues, magazines exposés en bonne place dans les
librairies, à part des échos dans des sites associatifs ou de particuliers.
C'est donc un ouvrage que les membres de l'intelligentsia française installée confortablement dans leur carrière
ont décidé d'ignorer, dont ils ont décidé de taire l'existence : le pire des traitements à l'égard d'une oeuvre littéraire.
Après ce petit avant-propos, on peut passer aux choses sérieuses. Prévenons aussi les lecteurs que s'ils
commencent par parcourir ou encore mieux, lire quelques ouvrages de base sur lesquels l'auteure s'appuie
pour s'avancer dans son travail tels que :
- Samuel Noah Kramer, L'histoire commence à Sumer, Arthaud, 1957, 313 p ;
- Malbran-Labat, Gilgamesh, Le Cerf, 1992, 78 p. ;
- Jean Bottéro, Lorsque les dieux faisaient l'homme, Gallimard, 1989, 755 p. ;
- Les tragiques grecs, 2 vol., Robert Laffont, Coll. Bouquins, 2001, 823 p., 846 p. ;
- Robert Graves, Les mythes grecs, La Pochothèque, 1186 p. ;
- James George Frazer, Le rameau d'or, 2 vol., Robert Laffont, Coll. Bouquins, 1998, 1004 p. & 749 p. ;
- La Bible de Jérusalem, Desclée de Brouwer, 1975;
la lecture sera plus stimulante. Rendons un hommage à l'auteure. C'est donc l'un des meilleurs ouvrages parus
ces dix dernières années, un ouvrage majeur pour notre formation intellectuelle. Le titre lui-même annonce
déjà la couleur. Françoise Gange a mené ici une enquête sur la mythologie et sur l'histoire tout en s'aidant de
l'anthropologie religieuse avec une rigueur scrupuleuse sans parler des incursions dans d'autres domaines tels
que l'art et l'archéologie quand les textes font défaut.
Si nous suivons l'auteure comme un guide elle nous fera découvrir des pans du passé de l'humanité ensevelis
avant de nous en donner des explications, des interprétations. C'est aussi un voyage dans le temps et dans
l'espace avec des escales fréquentes et surprenantes dont chacune d'elles constitue une véritable fête pour
l'esprit. Comme il s'agit souvent de mythologie, à chaque escale on est souvent accueilli par un personnage
qui une fois dépouillé de ses apparences et de ses attributs sociaux nous apparaît sous sa véritable identité.
Par exemple, dès les premières pages Françoise Gange nous fait découvrir Lilith, un personnage biblique qui
n'apparaît qu'une seule fois dans l'Écriture sainte mais elle est bien présente dans d'autres textes religieux
tel que le Talmud sous forme de démon, de créature sexuellement répréhensible, qui tente et souille l'homme.
Pourquoi Lilith est-elle à tel point démonisée alors qu'elle apparaît pour la première fois dans l'une des deux
versions de la Genèse comme l'égale d'Adam puisque Dieu l'a créée en même temps et au même titre que
celui-ci, elle ne provient pas d'une de ses côtes comme c'est le cas pour Ève ?
Françoise Gange a consacré un chapitre entier à l'amour sacré - au temps de la Déesse - une pratique qu'on
"
retrouve à Sumer puis à Babylone, à Carthage, en Crète, à Malte, en Anatolie, en Grèce, en Sicile, au pays de
Canaan à l'époque des Hébreux encore, en Inde, etc." Cet amour sacré dont l'une des variantes est
l'hiérogamie laisse encore des traces dans la littérature sumérienne :
"Je t'ai provoqué ce si cruel destin, mon frère au beau visage !
Mon frère, je t'ai assurément provoqué ce si cruel destin, mon frère au beau visage !
Tu avais posé ta main droite sur ma vulve
Ta gauche caressait ma tête,
Ta bouche se pressait contre ma bouche,
Contre ta bouche mes lèvres se pressaient :
Voilà pourquoi tu es l'objet d'un destin bien cruel ! " (p. 86.)
On se doute bien que toutes ces pratiques n'ont pas survécu pour imprimer leurs traces dans la mythologie
grecque dans laquelle les personnages féminins (déesses ou mortelles) ne sont plus que secondaires par rapport
aux personnages masculins dont le sommet est occupé par Zeus. Le moment du passage des pratiques -osons
le mot- matriarcales à celles du patriarcat est très intéressant et l'auteure consacre une bonne partie du livre à
analyser en profondeur ces moments de transition. Elle nous rappelle par ailleurs que ce sont "
les
invasions des Achéens au XIIIè siècle av. J.-C. qui affaiblirent la tradition matriarcale" et que le patriarcat ne
s'est imposé que vers la fin du IIe millénaire. Quelques exemples concrets facilitent la compréhension. Prenons
par exemple le cas de la "
Déesse Aphrodite qui est tombée amoureuse d'un mortel, Anchise, beau roi des
Dardaniens, qu'elle séduit sous un déguisement de princesse phrygienne". Quand celui-ci apprend qu'il a
affaire à Aphrodite il prend peur mais elle le rassure : il aura la vie sauve à condition qu'il garde le secret
de leur amour, mais Anchise finit par la trahir, autrement dit il la défie en "
proclamant à la face du monde la fin
de son règne" (131-132). Autre cas, Daphné, un des avatars de la Déesse présentée à l'époque classique
comme Nymphe de la Montagne, prêtresse de la Terre/Mère et dont Apollon tombe amoureux. Mais au lieu de la séduire
comme Aphrodite l'a fait à l'égard d'Anchise, il la poursuit pour la violer et elle n'a pu échapper à ce geste
de brute que grâce à l'intervention de Héra qui la transforme en Laurier. Or sur le plan du symbolisme, on
sait que le laurier est une plante que mâchaient les Ménades (prêtresses de Daphné justement) afin d'atteindre
l'excitation voulue, prélude à leur "furia" divine. En cherchant à posséder Daphné, Apollon cherche à la "
conquérir
au double sens guerrier et amoureux" par des méthodes, on vient de voir, grossières et brutales qui sont à l'opposé
de celle des déesses qui est la séduction. Cette conquête aux dépens des déesses, ce renversement de situation
devait connaître des échecs même si le patriarcat finit par l'emporter et s'imposer. L'épisode suivante illustre
bien cette lutte : Aphrodite, née de l'écume de la mer, émergea du Chaos primordial puis dansa sur la mer. Or
"
la danse est la symbolisation de l'énergie d'Amour qui permet au monde d'être créé et de durer; c'est-à-dire
qu'elle ordonne le chaos". En allant plus loin on pourrait dire que c'est Aphrodite qui a créé le monde avec
l'énergie de la danse, mais quand Zeus est devenu son père, il voulait la marier à Héphaïstos, un dieu si laid et
si débile, son rejeton né de ses relations avec Héra, que celle-ci finit par le jeter du haut de l'Olympe.
Dans la mythologie grecque, Héraclès qui occupe une place de choix n'est en réalité qu'une copie grossière
du Gilgamesh sumérien adaptée à l'ère classique. Fils de Zeus et d'une mortelle qu'il a séduite par ruse. Encore
une fois ce dieu ne plaît pas à Héra qui cherche à le tuer ; Héraclès doué d'une force colossale réussit à
échapper au piège, mais dans un accès de colère ce dieu finit par tuer tous ses enfants. "Fait très symbolique"
dit l'auteure.
On a vu que ce qui est intéressant est de comparer les pratiques des dieux à celles des déesses. À cet égard,
Héraclès nous fournit un exemple tout emblématique. Au temps de la Déesse la musique, la danse étaient cultivées
et élevées au rang des rituels sacrés. Mais quand on arrive à l'ère classique grecque, l'instrument de musique
sacré de la Déesse, en l'occurrence la lyre, est devenu une arme puisque Héraclès s'en est servi pour tuer
son maître, cet emprunt a été travesti, indice de la grossièreté de Héraclès - héros de l'ère classique - eu égard
aux traditions reposant sur l'art, la beauté pré-patriarcales. Cette inversion des valeurs n'allait pas dans le bon
sens puisqu'on partait de la beauté, de la légèreté, de la délicatesse vers la grossièreté, la brutalité.
On peut multiplier ce genre d'exemples fournis par François Gange au fil de la lecture. Ce sont autant de pièces d'un
puzzle que l'auteure rassemble pour nous donner une image de notre passé. La principale thèse que Françoise
Gange expose dans cette oeuvre majeure va donc à l'encontre des idées tenues pour acquises : le patriarcat n'est
pas le seul modèle social depuis l'aube de l'humanité, il n'a pu s'imposer qu'au prix d'un long combat contre
son opposé, la société matriarcale marquée par le culte de la Déesse dont on trouve encore des traces dans
beaucoup d'endroits
dans le monde avec des appellations certes différentes mais qui représentaient la même divinité : Inanna de l'ère
sumérienne, Ishtar chez les Assyriens et Babyloniens, Isis chez les Égyptiens, Kalî ou Târa en Inde, etc.
Selon Françoise Gange, le passage du matriarcat au patriarcat coïncide avec le début de ce qu'on appelle
l'Histoire qui date de 5000 ans, depuis en somme l'invention de l'écriture au pays de Sumer. L'éviction de
l'ancien modèle social tenu par les femmes a laissé des traces dans des mythologies dont les plus connues sont
l'Épopée de Gilgamesh, celle de Héraclès, et enfin celle de Rama dans la mythologie indienne.
- l'Épopée de Gilgamesh met en scène un personnage masculin, Gilgamesh, qui après avoir franchi
bien des épreuves finit par triompher de la Déesse sumérienne avec l'aide d'Enkidu appartenant à l'origine,
de son côté, au camp de la Déesse.
- Quant à Héraclès, cette fois le cadre historique s'est déplacé vers la Grèce antique et le héros n'est
plus Gilgamesh mais son avatar grec, qui après avoir vaincu tous les obstacles finit par triompher dans le combat final
contre l'une des incarnations de la Déesse, l'épreuve la plus redoutable. Une façon détournée d'exprimer la
victoire du patriarcat sur le matriarcat.
- Certes avec le Ramayana, les épisodes ne sont plus les mêmes mais la trame reste la même : un héros
masculin, Râmâ, doit affronter des épreuves avant de triompher dans une bataille finale.
Ces trois épopées ont toutes des points communs caractéristiques liés à la conquête : pour Françoise Gange
il est clair que ces mythes fondateurs patriarcaux ont été construits après coup pour légitimer l'instauration d'un
nouveau modèle social, celui du patriarcat, que les conquérants venus d'ailleurs ont imposé aux peuples conquis
qui avaient un autre modèle social, celui où la femme dominait.
Pour en arriver là, Françoise Gange nous aide aussi à identifier les symboles frappés de mystification : le Dragon,
la Montagne, l'Oiseau, le Serpent, la Pomme, la Sexualité, la Femelle maléfique...
L'internaute a pu constater que c'est un ouvrage très dense et très riche qui l'amène à découvrir secret après
secret notre passé. Pour le reste, l'internaute découvrira bien d'autres choses très intéressantes que l'intelligentsia
a préféré "ignorer" pour ne pas se fatiguer à se remettre en question, à se retrouver en porte-à-faux par rapport
à ses connaissances tenues pour acquises pour l'éternité.
Un petit extrait :
Outre le long combat à l'issue longtemps incertaine, que nous verrons se dérouler à Sumer contre la culture
multimillénaire de la Mère divine, d'innombrables résistances à la patriarcalisation des cultures continuèrent à
se faire jour partout jusque très tard. Les mythes aussi bien que l'histoire montrent que l'idéologie nouvelle fut
assénée par la force, au cours de véritables guerres de conquête, et qu'elle se heurta à de multiples révoltes
suscitant nombre de retours en arrière.
Car la démonisation du divin féminin ne ''prit'' pas uniformément; longtemps les peuples continuèrent à se
tourner (ou se retournèrent après un temps de patriarcalisation) vers l'antique Grande Mère, protectrice toute
puissante et garante de vie.
C'est ce qu'on peut lire dans la Bible par exemple, à travers les colères de Yahvé contre la ''Grande Prostituée'',
c'est-à-dire l'antique Déesse démonisée que ses fidèles ne cessent de faire ressurgir. Un passage des
Lamentations de Jérémie témoigne du flottement et de la détresse qui accompagnèrent (pendant très
longtemps puisque le premier patriarcat sumérien date des environs de -3000) le choc des deux idéologies
contraires.
Le prophète raconte qu'il s'est rendu en Égypte, à Pathros, après la destruction de Jérusalem par le roi
Nabuchodonosor et qu'il rencontra là un groupe de réfugiés juifs en colère, qui lui reprochèrent de continuer à
prêcher pour la gloire de Yahvé Sabaot, qu'ils considéraient quant à eux comme un ''Dieu usurpateur du Ciel''
et auquel ils attribuaient tous les malheurs qu'ils enduraient - l'époque de Jérémie se situe autour de 597
avant J.-C.:
''En ce qui concerne la parole que tu nous as adressée au nom de Yahvé, nous ne voulons pas t'écouter ; mais
nous continuerons à faire tout ce que nous avons promis: offrir de l'encens à la Reine du Ciel et lui verser
des libations, comme nous le faisions, nous et nos pères, nos rois et nos princes, dans les villes de Juda et
les rues de Jérusalem; alors nous avions du pain à satiété, nous étions heureux et nous ne voyions point de
malheur. Mais depuis que nous avons cessé d'offrir de l'encens à la Reine du Ciel et de lui verser des
libations, nous avons manqué de tout et avons péri par l'épée et la famine [2]."
Ce sont des femmes qui parlent et elles ajoutent:
''D'ailleurs quand nous offrons de l'encens à la Reine du Ciel et lui versons des libations, est-ce à l'insu de
nos maris que nous lui faisons des gâteaux qui la représentent et lui versons des libations ?
[3] ''
Ce dernier détail est important, car il montre (et on en reçoit confirmation dans des tablettes sumériennes)
que ce sont les femmes qui ont résisté le plus longtemps aux nouvelles valeurs patriarcales; ce qui paraît
assez logique. Mais ici, elles éprouvent le besoin de préciser que leurs maris sont du même avis qu'elles,
puisqu'elles n'ont pas à se cacher d'eux. Détail qui laisse supposer, à l'inverse, que parfois, les femmes ont
dû se livrer à leurs pratiques de dévotion envers la Déesse, à l'insu de leurs maris ou du moins contre la
volonté de ces derniers.
Notes :
[1] Université Paris 7, UFR GHSS & LCAO, 6 fév. 2003 : j'ai présenté
l'ouvrage de Françoise Gange et celui de Paul Verhaeghe,
L'amour au temps de la solitude, Denoël,
2000, 264 p, en insistant sur leur côté novateur, original, qui renouvelle la vision de l'histoire, de la psychanalyse,
et qui ouvrirait du coup de nouveaux champs de recherche prometteurs. Ce qui ne manquait pas de sel c'est le fait
que mon assistance voulait absolument savoir quels étaient le lien entre ces deux ouvrages et mes sujets de
recherche (je travaillais à cette époque sur la femme vietnamienne et les cultes populaires), tandis que je désirais
simplement présenter ces deux oeuvres comme des nouveautés éditoriales qui présentent de l'intérêt pour
la communauté scientifique.
[2]. Jérémie, 44 16-18.
[3]. Ibid, 44 19
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